Velly      Manuel Jover sur François Lunven
 
 


extrait du catalogue François  Lunven du Musée de l’Hospice St. Roch d’Issoudun et Galerie Alain Margaron, Paris, publié à l’occasion de l’exposition à l’Hospice St. Roch, 11 mars - 30 mai 2005.



L’ŒUVRE OBSCURE


La légende aurait pu s’emparer de François Lunven. Il avait tout pour lui plaire. Une personnalité qui semble avoir fasciné tous ceux qui l’ont connu par sa vitalité, sa capacité de travail, l’insatiable curiosité intellectuelle ouverte aux domaines les plus divers. Des dons artistiques aussi brillants que précoces, qui en quelques années le conduisent à la maîtrise absolue de son art. Enfin, son passage «de l’autre côté», alors qu’il n’avait pas 30 ans...


Tout cela est bel et bon pour la légende, mais il y a mieux. encore : l’oeuvre. Aussi fulgurante que le passage de ce météore. Si rapidement mûrie et arrivée à sa perfection que l’on se demande ce que l’artiste aurait pu lui ajouter.


Alors pourquoi tout cela, qui habituellement transforme un artiste en demi-héros, n’a-t-il pas joue dans le cas de Lunven ? Pourquoi la notoriété est-elle si lente pour cet artiste qui pourtant est loin d’être un inconnu ? En 1971, Pierre Gaudibert présente son oeuvre à l’ARC, avec une préface d’Alain Jouffroy. La même année, une rétrospective a lieu au musée de l’abbaye Sainte-Croix aux Sables-d’Olonne. De nombreux musées en Europe et en Amérique ont acheté ses oeuvres. Et Lunven avait même joint son nom à celui d’écrivains célèbres en illustrant, entre autres, Au château d’Argol de Julien Gracq et Le Château de Cène de Bernard Noël.


Pour quelles raisons une oeuvre à laquelle beaucoup ont cru et croient encore, et que certains - c’est mon cas - considèrent comme géniale, peut-elle demeurer relativement« obscure » ? Le mot me vient d’Alain Jouffroy, qui dans un article écrivait que Lunven avait «accompli en un temps record l’une des oeuvres les plus cohérentes, les plus perçantes et les plus justement obscures de notre temps». «Les plus justement obscures»: l’obscurité existerait donc dans l’oeuvre, l’empêchant d’être vue.


Dans un petit texte très instructif, Bernard Canguillem nous apprend que Lunven s’est très tôt intéressé à la biologie, qu’il était passionné d’anatomie, étudiant longuement arthropodes, insectes et crustacés au Muséum d’histoire naturelle, mais aussi toutes sortes de fragments du règne végétal, «bulbes, oignons ou tubercules». Une théorie scientifique l’intéressait particulièrement : la notion d’entropie, dérivée du second principe de thermodynamique de Carnot.


«Deux points surtout étaient l’objet des discussions que nous avions alors : révolution inéluctable de tout système vivant vers un état de désordre de plus en plus grand et le fait que la vie retarde malgré tout cette évolution. L’idée que la mort et le désordre sont, en quelque sorte, synonymes l’intéressait au plus haut point. Réfléchissant sur l’énergie, il en était venu à s’intéresser aux origines de la vie, à cette soupe universelle d’où nous imaginons que le système vivant est issu et bien sûr à l’évolution...»


« L’alchimie sauvage », on le voit, loin de se cantonner à l’obscurantisme ésotérique, puisait son ferment dans des théories modernes s’efforçant de donner à l’univers des explications rationnelles, qui n’épuisent d’ailleurs pas son mystère. Voici ce que Claude Fournet écrit, dans le catalogue de l’exposition qu’il consacre à Lunven en 1971 : «L’écartèlement - ce qu’autrement François Lunven appelait entropie - se confondait à la limite avec une dimension où l’univers devait craquer. Au contraire de l’état de décomposition de la plupart des tendances actuelles de la peinture, la résistance qu’opposait Lunven, souvent confondue au déchirement, cherchait à indiquer la transmutation, le point de la métamorphose. Vers un autre monde ? Il est toujours prématuré de le dire.


Du moins, si je me souviens de mes dernières conversations avec Lunven, une préméditation vers l’accomplissement d’un nouvel état de l’humain, une foi inévitable en une autre solution, comme régénérée par un corps souffrant et joyeux - et qui réintroduirait dans cet autre corps souffrant et malade de l’Occident la valeur occultée, ésotérique, religieuse d’une totalité. »


Pour insuffisants qu’ils soient, ces quelques repères sont nécessaires pour situer l’axe de réflexion autour duquel s’articule l’oeuvre de Lunven.


Dès lors, on comprend mieux cette «juste obscurité» évoquée par Alain Jouffroy. Obscure, cette oeuvre l’est par les hantises qui la sous-tendent et s’y expriment avec une énergie spectaculaire. Mais elle l’est aussi par son rapport à son époque. Elle peut même paraître presque anachronique. On songe, pour rester dans le domaine de la gravure, à un Jean Duvet recourant, en pleine Renaissance française, au symbolisme halluciné, aux formes escarpées et au fourmillement d’un Moyen Age révolu. On songe à William Blake consignant ses visions en plein siècle des Lumières. Car toute la production de François Lunven s’inscrit dans la décennie 1960-1970 : une période dominée d’une part par l’art abstrait, de l’autre par des mouvements artistiques se basant sur l’appropriation du réel, s’annexant les signes de la société de consommation et de la vie urbaine (pop art, nouveau réalisme), proclamant la nécessité de l’engagement politique (figuration narrative) et de la déconstruction radicale des moyens artistiques (BMPT, Support-Surface, Nouvelle Vague au cinéma). Sans compter la négation même de ces moyens qu’amorçait déjà l’art conceptuel.


Dans un tel contexte, l’oeuvre de Lunven paraît forcément« obscure », comme celle de Duvet ou de Blake, et elle devient peu visible, du moins aux yeux d’une critique positiviste plus soucieuse de l’histoire des idées que de la vie des formes. A l’aune des critères avancés par cette critique, même la virtuosité de Lunven, comme graveur et comme peintre, devient un trait négatif qui le relègue du côté des artisans attardés.


Ne nous étonnons donc pas qu’une oeuvre qui, d’une part, « déchire la vue » par la vision qu’elle propose d’un monde convulsé au rythme de la désintégration universelle - vision d’où notre monde familier est radicalement expulsé - et qui d’autre part s’absente avec tant de tranquille aplomb et de grâce désinvolte des préoccupations artistiques du moment, ne nous étonnons pas que cette oeuvre rencontre des résistances et qu’elle tarde à gagner la reconnaissance qu’elle mérite.


L’ALCHIMIE DU GRAVEUR


François  Lunven est davantage connu pour ses gravures que pour sa peinture. Il a pourtant mené les deux activités parallèlement mais, semble-t-il, à des degrés différents suivant les époques. De 1963 jusqu’à la fin de la décennie, la gravure lui tient particulièrement à coeur et il produit une oeuvre exceptionnelle, qui se suffit à elle-même. Pendant ces années, la peinture suit la même inspiration, c’est le même univers, mais l’artiste ne parvient pas à la radicalité atteinte dans ses gravures. Il reste attaché au clair-obscur, même s’il introduit des stridences de couleur. Alors que sur ses planches il porte à son maximum d’intensité expressive le jeu du blanc et du noir. Mais au tournant de la décennie, les choses basculent. La peinture prend le relais de la gravure, à la pointe de sa recherche, et il produit alors des toiles d’une originalité et d’une puissance extraordinaires.


Mais revenons à l’oeuvre gravé...


Les oeuvres les plus anciennes que j’ai pu voir sont des plaques de petite taille, parfois emballées dans l’épreuve d’essai, à l’atelier Frélaut. L’une d’elles montre une sorte d’arborescence travaillée avec une grande délicatesse et n’est pas sans rappeler certains paysages surréalistes, où encore le monde flottant de Sima. Une autre plaque offre une image de science-fiction, avec un petit personnage, un homme nu assis, tel Adam ou Robinson, au milieu d’une nature irréelle composée de hauts totems-champignons mi-végétaux mi-mécaniques. Ces oeuvrettes montrent un jeune artiste se cherchant à travers l’imaginaire de l’époque, mais avec déjà le thème de l’homme transplanté au sein d’une nature autre, recréée par l’imagination. D’emblée, c’est un «ailleurs» qui est cherché et ceci place Lunven dans une lignée post-surréaliste que confirment d’autres gravures (La Migration des friandises venimeuses, Parade nuptiale) ainsi que des dessins de 1963 : créatures déjà hybrides, issues du croisement de plusieurs règnes et rappelant les inventions ahurissantes et poétiques de Jérôme Bosch.


MONSTRES EN GLOIRE


Ici commence la première période, dite « zoomorphe». «On y voit surtout des figures de crustacés, d’insectes, de cactées, et les éléments qui reviennent sans cesse, comme autant de mots de base, sont la carapace, les lobes, les ventouses, les pinces, les dards, les ocelles, le sexe, l’anus. Chaque oeuvre s’efforce d’articuler tous ces éléments de façon, disait-il, “à rivaliser avec la nature naturante pou reproduire une nature naturée”. La technique vise un maximum de précision...»


Tout va très vite avec Lunven car dès cette première année (un dessin reprenant le même thème est daté d’octobre 1963), il produit une oeuvre beaucoup plus ambitieuse que celles précédemment citées, peut-être sa première gravure importante, impressionnante à tous égards. Pulpe corsetée apparaît d’abord comme un chef-d’oeuvre sur le plan technique. Le rendu, les effets de la manière noire et le contrôle des lumières y sont poussés à l’extrême, atteignant un maximum de densité. Mais cette maîtrise - là est l’important - sert admirablement le dessein de l’artiste, et la «substance» expressive semble sourdre du moindre grain de la plaque. Au point que l’image fait totalement écran, elle gomme toute trace d’élaboration et s’installe tyranniquement dans l’espace de la représentation. Et le «fantasme » s’impose à nous avec l’évidence terrifiante d’une apparition surgissant de l’obscurité.


C’est le premier de ces monstres «en gloire» qui hantent l’oeuvre de Lunven. Isolée dans l’espace, la figure est un être double. Ce sont des formes jumelles et siamoises, soudées en un point de leur structure : elles se partagent en effet un organe commun, sorte de bulbe troué d’un orifice orbiculaire qu’entourent des sortes de griffes acérées comme des herses. C’est la seule ouverture de ce double corps par ailleurs clos comme une forteresse. Le titre montre que cette clôture de l’intérieur, de la « pulpe », par une enveloppe dure qui la comprime et l’isole radicalement constitue le sujet le plus apparent de l’oeuvre.


Mais ce n’est bien sûr pas tout et une description détaillée ferait apparaître de multiples significations. Contentons-nous d’évoquer la structure générale de cette créature. Chaque « moitié » comporte un corps ayant la forme et les ocelles d’un oeuf, barde de cornes et de dards pointés dans tous les sens. Un cou-tronc à l’écorce très serrée, comme une paroi de métal riveté, jaillit de cet oeuf et s’érige tel un phallus au sommet duquel naissent de multiples turgescences - tubercules, bourgeons ou mollusques - se terminant elles-mêmes par un renflement évoquant une ampoule ou un oeil aveugle. On le voit, ces formes sont lourdes de forces occultes qui de toutes parts boursouflent le corset.


On reste impressionné par l’attirail défensif de ces forteresses vivantes animées d’une seule intention : se transpercer l’une l’autre à l’aide de leurs multiples dards, trouer, percer l’hermétique armature. Il y a là un thème extrêmement troublant : deux créatures soeurs, deux corps siamois dressés agressivement l’un contre l’autre, jusqu’au meurtre. L’agression peut d’ailleurs revêtir un autre sens, elle est aussi un moyen, d’atteindre l’autre, claquemuré dans son enveloppe. Un dessin de septembre 1963, donc antérieur, a priori, éclaire sur la genèse et l’évolution du thème. Là, les deux «troncs», déjà agressivement tournés l’un vers l’autre, émergent d’un même tubercule ou d’un même oeuf. Du dessin à la gravure, l’oeuf unique s’est scindé en deux et les deux corps tendent à se séparer tout en restant unis par un organe commun et par la volonté de s’entre-transpercer.


Une autre gravure, Embryon, et le dessin qui lui correspond (intitulé quant à lui Sceptre fétal, 1964) sont à mettre en rapport. Dans ces deux oeuvres, l’embryon n’est qu’une tête munie d’une énorme corne très pointue (d’où sans doute le titre du dessin). Déjà, dans l’oeuf, la principale fonction qui se développe est la fonction meurtrière.


L’interprétation psychanalytique d’une oeuvre telle que Pulpe corsetée s’avérerait sans doute passionnante et riche de suggestions sur la personnalité de l’auteur, car visiblement son symbolisme est intensément « habité». Mais ça n’est pas de mon ressort. Je me contenterai de signaler le rapport entre cette oeuvre qui développe un imaginaire de la clôture du corps et ce que, peu après, Lunven va multiplier: des images où la « pulpe » explose en tourbillonnant dans l’espace.


PROLIFERATIONS


De 1964 datent deux gravures particulièrement attachantes où l’on retrouve, sinon l’hiératisme spectral de la précédente, du moins un même caractère d’immobilité angoissante. Carnaval présente une espèce de cour des miracles monstrueuse, une mêlée de bêtes fantastiques amassées en un premier plan fortement éclairé. Sur la gauche se dresse une sorte de tour couronnée par une capsule végétale ouverte, une construction extravagante voisine de celles qu’on voit chez Jérôme Bosch. Dans cette cavité, comme sur un balcon ou dans une loge, se tient une petite femme nue, bras croisés, spectatrice de l’infernale parade. Dans le fond s’érige une autre tour, encore plus étonnante puisqu’elle se compose d’une plate-forme portant des personnages acrobatiques montés les uns sur les autres, comme au cirque. Au premier plan trône un énorme monstre couronne de tentacules et assis sur une forme qui s’engouffre dans son bas-ventre. Cet «accouplement », ainsi que le grouillement qui occupe tout le devant de l’image, renvoie à l’idée de la prolifération de la vie organique, où toutes les combinaisons sont imaginables. Les créatures humaines ne représentent ici qu’une de ces combinaisons.


Ce Carnaval, où les groupes semblent défiler comme des chars (exceptionnelles dans l’oeuvre de Lunven) qui introduisent un dispositif narratif ; par la coexistence pacifique et comme naturelle des hommes et des monstres, qui produit une sensation de logique onirique, de scène rêvée. Mais aussi parce que l’auteur s’y confronte à une famille artistique dans laquelle il se reconnaît. L’oeuvre suscite irrésistiblement des réminiscences : Bosch, bien sûr, mais aussi les diableries de Callot, les grouillements des foules dans les gravures de Rembrandt, rendus par des enchevêtrements d’ombres et de lumières, ainsi que ceux, touffus et mystérieux, de Rodolphe Bresdin au siècle dernier. De façon générale, c’est toute une veine du romantisme et du symbolisme noirs qui semble s’épancher ici. Sans faire tâche, sans soumission de la part du jeune graveur qui met en place son propre imaginaire tout en expérimentant ses capacités techniques.


Cependant, l’oeuvre paraît un peu anecdotique comparée à Attente, gravée cette même année, où la personnalité de l’artiste se précise. Fini les personnages, la narration, le spectacle. C’est une cour des miracles, là aussi, mais face à nous. Les créatures, bien qu’encore individualisées, nous frappent surtout par leur hybridation, les combinaisons délirantes d’organes, tentacules, bourgeonnements, écailles, cornes, griffes et épines. La répartition des lumières aboutit à un effet dramatique puissant, avec quelque chose de lunaire. La troupe fabuleuse dégage un éclat phosphorescent dans la nuit opaque. L’intention de l’artiste, donnée dans le titre, se manifeste clairement, car tout concourt à suggérer l’immobilité tendue et l’attente. Mais qu’attendent ces terribles créatures tapies dans l’ombre? Quel signal, quelle victime? De quels massacres cette attente est-elle le prélude ? Ou de quelle naissance ? Le point de convergence de toute la composition est un œuf énorme place au premier plan. Ne serait-ce pas l’attente d’une éclosion imminente qui est suggérée ?


Quoi qu’il en soit, l’artiste a remarquablement réussi à provoquer chez le spectateur lui-même une attente, l’angoisse d’un déclenchement. Car c’est le spectateur qui est directement vise par l’oeil fixe et hypnotique de la figure centrale. Cet oeil rond, vissé en plein milieu de l’image, n’est ni animal ni humain, il ne relève pas du vivant mais évoquerait plutôt un objectif photographique. Un oeil froid, qui vrille le notre, établissant un axe de réversibilité. Nous sommes regardés. Vont- ils nous prendre en photo ? Il y a sans doute ici un certain comique, mais aussi les signes d’une menace réelle.


Comment nous voient-ils et sommes-nous pour eux, comme eux pour nous, une apparence sans réalité ? Ou bien la réalité serait-elle de leur côté, comme dans ces nouvelles de Julio Cortazar où le lecteur se retrouve tout d’un coup prisonnier du côté de la fiction ? Serait-elle du côté de ce chaos à l’organisation aussi puissante qu’anarchique, du côté de l’éternelle métamorphose de la matière qui se rit, en le ruinant, de notre ordre du monde ? Serions-nous, à l’oeil de ce monstre, une bête étrange et incompréhensible, une aberration ?


La cohorte des monstres, chez Lunven, n’appartient pas à la vieille famille somme toute rassurante des monstres diaboliques ou mythologiques. Ils sont d’une race nouvelle, à la fois préhistorique et future. Leur menace est de nous inoculer de l’étrangeté ou de «nous déchirer la vue ».


LE DESORDRE DES MONDES


Entre Carnaval et Attente, qui offrent des scènes immobiles, et les gravures suivantes de ta même année, comme Rapt ou le Printemps de Pluton, il semble qu’un déclic ait effectivement eu lieu, puisque les formes se trouvent désormais propulsées dans l’espace. Ces créatures sont - on pouvait s’y attendre - de féroces prédateurs. L’artiste s’efforce de donner à ses représentations un caractère très « réaliste », comme si ces visions étaient réelles.


Chaque détail est noté avec un naturalisme méticuleux. Une connaissance approfondie des formes organiques, un sens très aigu du mouvement, et bien sûr son talent de dessinateur rompu au rendu impeccable des volumes permettent à l’artiste de graduer cette illusion à volonté. Mais celle-ci n’est pas recherchée pour elle-même : dans Le Printemps de Pluton, par exemple, des figures géométriques abstraites situent l’image sur le plan d’une figuration mentale.


L’excès même de réalisme dans le détail, la vraisemblance dans les articulations comme dans le processus d’hybridation ou la démultiplication des membres, toute surenchère provoque bien sûr l’émotion, mais elle produit aussi un effet déréalisant qui entraîne l’image vers un plan mental propice à la spéculation intellectuelle. Je pense ici en particulier à une série d’œuvres, dessins et gravures présentant des figures de scorpions aux multiples pattes. Une gravure intitulée Minimum pour Mandiargues figurant un entremêlement inextricable de scorpions remplissant toute la surface de la feuille produit une impression telle, proche de l’insoutenable, que le spectateur est conduit à se saisir de son émotion comme objet de réflexion, et à questionner les motivations profondes d’une oeuvre qui interdit, presque littéralement, la contemplation.


L’oeuvre est dans ce cas conçue comme un violent réactif. Placé face à l’irregardable, que fait-on de son regard ? Si l’on persiste à vouloir voir, l’on franchit un seuil qui n’est plus celui de la contemplation esthétique et au-delà duquel le regardeur ignore ce qui peut lui advenir. La contemplation devient alors une épreuve, dans tous les sens du terme. Je suppose à l’auteur moins du sadisme que la volonté de transgresser les limites aussi bien de la création artistique que du rapport entre le spectateur et l’oeuvre. C’est un peu une perversion de l’ancienne théorie du sublime en art, où la présentation du « terrible » devait émouvoir et impressionner, mais délicieusement, dans le cadre bien défini et rassurant de conventions artistiques bien codées.


Lunven, lui, présente du terrible, ou plutôt du terrifiant, en ôtant le cadre. L’oeuvre acquiert alors le pouvoir de faire basculer le spectateur non du côté de l’illusion (elle jouerait alors le rôle d’une hallucination) mais dans la prise de conscience d’une autre réalité possible, d’un autre ordre des choses que le sien, en l’occurrence un désordre des choses, et c’est ce désordre-là qui est proprement terrifiant.


Le passage du fond noir au fond blanc du papier, qu’on trouve des 1965, correspond à une évolution vers une vision plus générale et plus abstraite. Le fond noir nous renvoie à une perception de l’espace qui nous est familière, que nous pouvons éprouver chaque nuit: il suggère une profondeur occultée par l’ombre, mais que l’on sait mesurable. Le fond blanc du papier abolit l’illusion d’un espace mesurable. Il joue à la fois comme pure surface et comme pure transparence.


A la fois écran et profondeur infinie, le fond blanc est apte à exprimer l’idée même d’espace, l’espace abstrait, la notion d’un espace-temps parfaitement indéterminé. En adoptant le fond blanc, Lunven situait ses évocations graphiques, si « réalistes » ou convaincantes fussent-elles, sur le plan de l’idée et dans un registre plus proche de la pensée métaphysique que de n’importe quelle fiction. Inscrites sur fond blanc, les configurations cruelles de Lunven ne se passent plus « quelque part » dans l’espace et le temps, mais sur le plan de l’absolu.


Ce « fond », ce substrat vertigineux, démultiplie la vitalité effrayante des figures et des scènes qui s’y inscrivent comme des emblèmes convulsés. Ces scènes évoquent souvent de féroces prédations. C’est le cas de A vif, qui montre une sorte d’insecte aux yeux saillants et aux pinces puissantes en train de s’emparer d’une proie qu’il désarticule en une extravagante «écharpe» d’os, de viscères et de poils.


LE THEATRE DE L’ENTROPIE


Le passage entre les périodes « zoomorphe » et «anthropomorphe » ne se perçoit pas dans la gravure de façon très distincte, car les éléments humains reconnaissables ne sont bien souvent que de menus fragments articulés à d’autres structures organiques. En tout cas on observe, aux alentours de 1965, que la figure animale caractérisée tend à disparaître.


De cette année date une série de dessins axés sur la figure humaine, féminine plus précisément. L’un deux présente une figure à laquelle il manque une jambe ; la cavité dans le bassin est celle d’une poupée en plastique à qui l’on a déboîté la jambe.


D’autres dessins poussent la désarticulation beaucoup plus loin, mais aussi la réarticulation suivant un vocabulaire formel inspiré de la structure osseuse humaine, avec une insistance sur les terminaisons crochues évoquant l’insecte.


Les attributs sexuels, vulve, ventre, seins, sont seuls à échapper à cette «ossification».


L’aspect à la fois macabre et érotique, ainsi que l’énergie, la rapidité graphique et le jeu d’interprétation des formes par le moyen des lignes rappellent fortement Hans Bellmer, mais ces dessins ont leur caractère propre, leur «sentiment» est tout autre. A la fluidité graphique, à la circulation des liquides et aux rondeurs capiteuses propres aux dessins de Bellmer, Lunven oppose un crépitement d’os.


Et l’accouplement figure sur un des dessins prend des allures de meurtre sexuel et de « dévoration ».


Ce sont, entre autres, Les Amies et L’Heureux Moment (1966) aux titres ironiques, les trois versions de La Torture, Articulation et désarticulation, Le Bel lntolérant, Le Thorax numineux, La Libertaire. Au sein de ces compositions qui conjuguent tout un répertoire de formes, certains motifs reviennent avec insistance au point de constituer de véritables thèmes plastiques. Lunven semble particulièrement fasciné par les articulations et les déboîtements, par les cavités, orbitale ou fémorale par exemple, et ce qui s’en déloge. Ce motif devient même le thème dominant de nombreuses gravures. Mais à l’articulation naturelle se substitue progressivement l’articulation mécanique, et ce passage nous mène à la troisième période basée sur la combinaison de l’organe et de l’objet industriel.


DE CHAIR ET D’ACIER


Ce glissement vers «l’hybride fait de chair et d’acier» est explicite dans une eau-forte de 1967 intitulée L’Androgyne exterminateur. La figure principale, formée d’une « tête » aux cavités orbitales géantes, d’un ventre fendu d’une vulve et de deux formidables pinces de crabe, est aussi munie d’une batterie d’éléments mécaniques, sphères et tuyaux, qui part en éclats. Mais l’autre élément important de l’image est un motif représentant un « noeud » métallique d’où naissent les amorces de multiples barres dirigées dans tous les sens; c’est le genre d’articulations utilisées dans la construction métallique contemporaine...


Les cavités osseuses vont céder la place aux grosses boules de métal béantes d’où s’échappe une rotule sphérique (Heide, 1967). Tout l’arsenal de guerre de la période antérieure (carapaces, griffes, dards, hampes, etc.) va disparaître pour laisser place à la machine.


En 1968, Lunven réalise une suite de grandes planches qui forment l’ensemble le plus ambitieux, le plus abouti et le plus imposant de toute son oeuvre. Leurs dimensions sont considérables : souvent près d’un mètre pour le côté le plus grand.


Peut-être le choix de ce format - géant pour l’estampe - reflète-t-il le désir de dépasser le cadre et les possibilités habituelles de la gravure pour rivaliser avec la peinture. Toujours est-il que par leur frontalité «agressive », par la tension des formes affirmées dans la surface, ces oeuvres sont faites pour être vues au mur.


On ne les imagine pas collectées dans un carton.


L’artiste y a mis toutes ses ressources, il y exploite toutes ses possibilités, conjuguant et juxtaposant diverses techniques (pointe sèche, eau-forte, manière noire, crible).


On ne saurait trop insister sur la richesse des moyens plastiques grâce auxquels ces images sont rendues sensibles et «vivantes», et en particulier les qualités tactiles au moyen desquelles l’artiste parvient a «innerver», à électriser l’image. Par exemple en variant la qualité du trait, tantôt en croisements fins et réguliers tantôt en sillons profonds et furieux, «à l’arraché».


La matière elle-même, l’encre, est richement différenciée, ici rendue « baveuse» par les barbes épaisses du métal labouré, là délicieusement veloutée et fine grâce au grainage très dense de la manière noire.


Le recours à cette technique en particulier lui permet de créer d’extraordinaires contrastes sensitifs.


Dans D’un moment à l’autre par exemple, c’est l’organe-emblème du centre qui bénéficie de ce traitement; il acquiert ainsi cette densité et ce surcroît de réalité qui l’opposent aux parties plus abstraites de l’oeuvre.


De même, dans le Portrait de Georges Bataille, c’est, au centre de la composition, ce renflement génital insecte, imprime en violet et merveilleusement duveté, qui distille une sensation tactile aussi attractive que répulsive.


L’emploi ponctuel de cette technique fait basculer le regard, en certains points de l’oeuvre, dans une autre dimension. Par ailleurs, l’artiste n’hésite pas à recourir au crible pour produire une impression d’épaisseur et de trouée véritable.


Le métier éblouissant, l’autorité du style et son efficacité expressive, la beauté des compositions, tout concourt ici à magnifier la vitalité implacable de ces machines d’acier, de chair et d’os. Les formes géométriques, en plan ou en volume, priment désormais, et les éléments organiques, tout en se raréfiant, tendent eux- mêmes vers la symétrie et la régularité. Il y a comme une contamination de la chair par la machine. Le langage plastique de Lunven gagne à cette géométrisation : les formes amples et régulières rythment impérieusement l’espace, les contrastes deviennent retentissants, les constructions monumentales, le ton, enfin, atteint son paroxysme dans le registre de la cruauté froide.


Tout ceci est flagrant dans l’une des plus belles parmi ces planches, D’un moment à l’autre. L’artiste pousse l’abstraction de certaines formes jusqu’à l’épure. Il introduit des rayures qui évoquent immédiatement le monde industriel. Ces rayures gagnent même les éléments organiques : un os vissé comme une bielle, ou encore l’organe à deux lobes planté au milieu de la composition comme un emblème sur un blason. Cet organe constitue le noyau, le « noeud » visuel de l’oeuvre. Il est marqué par les rayures mais aussi par les chiffres et les lettres d’un matricule. Or cet organe est troué en son centre d’une vulve largement ouverte par où s’écoule une myriade de «grains» évoquant l’ovulation. Le motif de l’ouverture vaginale, mais cette fois dilatée à l’extrême comme pour un accouchement, se retrouve en haut de l’image. Il semble donc que ce soit le thème de la génération qui soit mis en avant, et la «greffe » du naturel sur le mécanique, ou vice-versa, renvoie évidemment aux problèmes très actuels de génération artificielle, de manipulations génétiques, et plus généralement de réification du corps et de ses organes.



Envisagé sous cet angle, le titre devient explicite : les choses changent, la nature est de plus en plus maîtrisée et absorbée au sein des processus de récréation inventés par l’homme ; d’un moment à l’autre tout peut basculer.


Les dernières gravures, où l’esthétique mécanomorphe domine, manifestent une plus grande sécheresse, un durcissement. L’élasticité des formes organiques, leurs systèmes d’articulation et toute logique «formelle» des structures du corps, il semble que la machine ait intégré tout cela, comme si la greffe avait pris.


Dans Suppliant et imperieux, un petit coquillage et un os en forme de vertèbre apparaissent encore, mais détachés et expulsés de ce « corps » nouveau érigé «en gloire » comme les monstres d’antan.


Dans ses dernières productions, l’artiste utilise volontiers la plaque découpée et fait des essais de couleur (Prothèse, 1969 ; Ce qu’il nous reste, 1970; Et d’autres riches, corrompus et triomphants, 1970).


Il semble que Lunven ait alors éprouvé comme un tarissement de ses possibilités en gravure, un épuisement de ses ressources guère étonnant après la série de chefs-d’oeuvre qu’il venait de produire.


Plusieurs témoignages vont dans ce sens. Lunven, paraît-il, s’en plaignait. Il y avait sans doute aussi le besoin de dépasser les moyens de la gravure, ses limites, son aspect artisanal.


En tout cas, il grave peu en 1970 et apparemment pas du tout en 1971. Ces dernières années, il se consacre intensément à la peinture. Son style pictural change à cette période, évoluant, à travers l’acidité des couleurs pures et presque fluorescentes, et la densité de compositions proliférant sur toute la surface, vers le stade final de son oeuvre.


Cette oeuvre s’achève ainsi par l’expression d’un paroxysme d’angoisse hallucinée dans des visions d’un monde incandescent et froid qui ne laisse plus aucune place au vivant.

Manuel Jover (2005)


Le déchirement du réel

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