Velly      R. Alejandro sur François Lunven
 
 

C’était l’année mille neuf-cent soixante-neuf et la Révolution de Mai venait de laisser derrière elle son dépôt d'amertume. Nous percevions la culture sous un double aspect : d'une part le vieux fond traditionnel, sorte de pâte aux éléments finement moulus provenant des successives civilisations disparues et, d'autre part, une croûte consistant d'un mélange à peu près égal de marxisme et de théories freudiennes ; l'ensemble était un gâteau hétéroclite difficile à digérer et au pouvoir nutritif douteux. Son goût de moisi venait de l'état de décomposition avancé de la plupart des éléments constitutifs. L'ancien spiritualisme s'était inverti en dégoût de toute morale et en révolte primaire contre l’abusive négation du corps. Du matérialisme plus récent se dégageait déjà une déception croissante à mesure que la dure réalité politique et sociale décapait l’une après l'autre ses illusions sur toute la vaste étendue de la scène du monde pour ne laisser à peine debout que la grossière idée du corps et de ses besoins comme un amalgame d'organes sans pied ni tête, un Frankenstein hasardeux, éclairé par la froide lumière de la science médicale.


Une nouvelle Terreur régnait à Saint-Germain-des-Prés où quelques gourous broyaient consciencieusement du noir pour leurs adeptes qui ne pouvaient plus rire que jaune. Ils ne devaient plus écrire ni peindre, mais s'ils ne pouvaient absolument pas s’en abstenir ils devraient le faire du bout des doigts ou encore en affichant beaucoup de maladresse et de négligence ; mieux encore, ils pouvaient se raviser à temps et tout détruire avant de le montrer. En tout cas il n'était plus question de faire du “beau”. Il ne fallait que du “vrai” désormais et surtout ne jamais sombrer dans le sublime. Alors, mettant une robe d'ironie et se parant des bijoux miroitants de la distanciation glaciale, chacun dissimulait de son mieux ses aspirations profondes, ses sentiments nobles et évidemment tout soupçon de foi ou de croyance car l’aveu de ces faiblesses les aurait mis irrémédiablement à l'écart de la modernité de rigueur.


C'est dans ce climat que je rencontrai François et qu'il me conduisit chez Bernard, car chacun de nous avait commencé à se tourner spontanément vers “le dedans de son dedans”, comme le disait Bernard, mettant les yeux de l’écorché du côté du rouge pour regarder son squelette. François rêvait de fonder à nous trois une société secrète pour renouveler ce monde agonisant par la recréation du Grand Art Sacré de tous les temps. Sa conviction et son pouvoir de persuasion étant les facteurs dominants de nos rapports, son projet aurait peut-être pu se concrétiser sous une forme qu'aujourd'hui j'ai du mal à imaginer ; mais un projet si ambitieux aurait exigé nos trois vies, et Bernard et moi n'avions pas la capacité d'y adhérer aussi intégralement qu'il l'aurait désiré et nous l’avons certainement déçu ; il me paraissait assumer une autorité spirituelle dont le poids l’accablait et nous n'avons finalement pas su devenir ses disciples.


Bernard n'avait pas écrit depuis dix ans et à part sa présence chaleureuse nous n'avions que son seul livre “Extraits du corps”. Comme il était extrêmement pudique c'était à travers ces pages que nous essayons d'en savoir un peu plus sur lui-même et sur le mystère de sons feutrés qui l’entourait. Il nous semblait cacher dans ses silences le vert phosphorescent de l’émeraude tombé jadis du front de Lucifer. Et lorsqu'il nous écoutait discourir fiévreusement il prenait sereinement son souffle, détaillant le filigrane de nos univers de peintres et j'avais l'impression qu'il était aussi un peintre, mais que seulement il ne voulait pas peindre encore plus fortement qu'il se refusait d'écrire. Je me souviens de la table sur laquelle il n'écrivait pas à l'époque ; elle était tailladée en hiéroglyphes, érodée par son canif en plateau continental comme le vent du désert laboure les antiques pitons aux ossuaires immémoriaux de la terre. Il était pâle et fragile comme un poète et une fois qu'une piqûre d'araignée le fit passer quelques semaines au lit, -François s'inquiéta et ouvrant grand ses yeux ronds, me dit : “Avec lui on peut s'attendre à tout”. Au fond de son immense labyrinthe de livres il se demandait interminablement s'il valait bien la peine d'en augmenter le volume avec sa propre plume. Bernard nous offrait le Regard Pur et l'épuisement des possibilités spéculatives de la Vue elle-même. Son calme résultait d’une érudition si parfaitement intégrée que tout lui était familier dans le domaine des sciences humaines et ceci libérait sa disponibilité pour s'offrir entièrement aux autres. Alors sans vouloir se refuser à personne, il allait aussi loin que possible, aux extrêmes limites que la dérive imprévisible de sa présence imposait d'elle-même.


Tout autrement, François était animé d'une possessivité dévorante, tout en lui brûlait. Dans son impatience démesurée l'idée à peine conçue comptait déjà pour une œuvre accomplie. Il avait fini avant de s'y mettre alors que Bernard n'osait pas commencer de peur qu'en venant à bout il soit amené à posséder. Pour François ce n'était plus la peine de rien garder car il se savait déjà tout puissant. Comme le vent avive la flamme, il en était ainsi entre eux deux. Quant à moi qui venait de si loin, d'un univers de misère, de violence et d'ignorance, je ne pouvais qu'être fasciné par cette toute nouvelle complicité à trois avec ces deux êtres rares qui incarnaient pour moi toute la valeur de la vie intérieure, l'amour de l'art solidement enraciné dans une profonde connaissance du métier, et la délicatesse des sentiments. J'avais vécu de longues années de vagabondage solitaire parcourant une bonne partie du monde cherchant par la perception directe ce qu'était une peinture, et ma passion pour les œuvres m'avait jusqu'alors empêché de m'intéresser aux humains, fussent-ils les auteurs mêmes des objets de mon idolâtrie. Mais l’extrême originalité de leurs esprits, le contraste inouï qu'ils présentaient par rapport à mes fréquentations précédentes et surtout la communion dans notre engagement vis à vis de nos œuvres respectives me firent sortir autant que j'étais capable de le faire à l'époque, du château-fort de ma hautaine obsession. Ainsi j'ai pu goûter à la douceur de l'amitié partagée sous une forme aussi intense que pure comme il ne nous est donné d’en connaître les délices que dans la jeunesse et avant que les lèvres qui nous régalent du sourire de la vie ne se retirent trop pour nous faire voir atrocement les gencives et les dents.


A ce moment-là je m'acharnais à peindre et malgré mes efforts je n'étais jamais tout à fait sûr d'y parvenir quel que fut le résultat et quoi que les autres pussent me dire et faire pour me rassurer. François m'émerveillait avec sa diabolique facilité et la justesse impeccable de sa capacité d'exécution. Je me souviens du jour où mi-exaspéré mi-ironique il m'enseigna comment réussir en un temps trois mouvements, le volume d'une boule qu'après toute une journée de labeur je venais de réaliser médiocrement. Le propre du feu c'est l'éclat d'un instant : plus fort il brûle plus vite il s'éteint, et c'est en suivant sa propre nature que la pointe ardente du triangle s'est consumée. Lorsqu'il fut parti en spirales de fumée j'ai repris la persévérante lenteur de l'eau, me condensant vers un destin qui m'appelait à couler vers la terre, la terre qu'il nous fallait pour pouvoir bâtir, ce quatrième élément que je ne connaissais pas encore, que François allait rejoindre brutalement et sur laquelle Bernard se répandait dans une caresse sans limite, ivre de la rondeur planétaire.


Le corps sacrilège, sans organe noble des “Extraits du corps” se mélangeait dans notre Alchimie Sauvage avec le Corps Glorieux de la défunte Eglise. Sans autre maître que Georges Bataille et la constellation du Grand Jeu, François se moquait de mon respect du Divin, sous tous ses nombreux aspects et me disait “confit de dévotion” tandis qu'il me suggérait de savants dérèglements des structures symétriques auxquelles je cherchais à donner une vraisemblance réaliste comme pour concrétiser à ma manière le principe du mandala ou la parfaite synthèse cosmique de mon désir douloureux de renouer avec le sacré perdu. Son goût à lui allait plutôt du côté de la chute des anges et, déjà sur sa corde raide, la bipolarité du courant de la vie commençait à étinceler en lourds présages de courts-circuits. La Mystique Brute retrouvée au fond de nos moelles épinières n'était pas facile à remonter à ciel ouvert. Je me tenais bien fort à la certitude que la lecture du “Nombre d’or” de Matila Ghyka et des œuvres de René Guenon m'avaient permis de développer dans la réalité concrète d'une terre solide et illimitée dans le temps et dans l'espace en dessous et au-delà de l'océan bouillonnant du mental et du labyrinthe ambigu de ses images innombrables. Ce fut pour moi le fil d'Ariane et, peut-être aussi, le savoureux souvenir du Corps de Volupté de ma lointaine Caraïbe m'aida à ne pas tomber sous le charme de curieuses sirènes qui rengagèrent à marcher sur le vide du haut tremplin du saut périlleux.


Le fait est que je ne me suis même pas aperçu du surcroît de souffrance qui fit craquer les amarres de sa raison. Je n'ai jamais bien su distinguer le seuil qui sépare la folie du jeu et ce ne fut que lorsqu'il s'était déjà pris de plein fouet le boomerang du sarcasme que j'ai pu prendre conscience que nous étant amusés à traire des dinosaures il ne fallait pas nous étonner que ce ne fut pas du bon lait qui ait jailli de leurs ténébreuses entrailles. Bernard, alarmé par l'agitation croissante de son esprit et par la véhémence avec laquelle il le sollicitait fréquemment me dit un jour : “Il veut me faire rentrer dans sa folie”, et, quand il fut déjà mort, sans trop comprendre, je me suis entendu dire : “C'est lui qui a gagné.”


En vérité nous fûmes bien longtemps et peut-être sommes-nous à un certain degré encore aimantés par son absence, et même si nous ne pouvions plus réaliser sa société secrète, un triangle écorné ne cessera jamais d'être un triangle bien au-delà du manque.


Ramon Alejandro

23 octobre 1988

 

Ramon Alejandro


Un triangle écorné   1988

reproduit dans “Regards”, François  Lunven; Bernard Noël 20 février - 18 mars 1989; Médiathèque Municipale Corbeil / Essonnes

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