Velly      sur François Lunven
 
 

Mince, pas très grand, de constitution plutôt frêle, François  Lunven attirait immédiatement par la noblesse de son regard, la qualité candide de son sourire et par son discours persuasif qui emportait sur le champ au galop de la spéculation la plus fascinante.


C'était une course dans laquelle son interlocuteur perdait souvent le souffle. Mais son charme fait de ce même sourire, et surtout l'éclat étrange qui apparaissait dans ses yeux lorsqu'il sentait qu'il avait réussi, tout comme le cheval de Mazeppa, a t'emporter jusqu'au bout du monde, nous laissaient pieds et poings liés sous le pouvoir de son envoûtement. Ainsi s'est produite notre première rencontre.


Nous étions en 1967. Je cherchais alors un lieu où je pourrais me remettre à graver, après avoir fait de timides débuts dans la peinture. Comme j'habitais rue de Lille, il m'était venu l'idée d'aller voir les ateliers de l'Ecole des Beaux-Arts. En arrivant sur ces lieux magiques où les graveurs se voûtaient amoureusement sur leurs plaques de cuivre J'ai vu un jeune homme qui avait l'air d'un lutin. Il était assis sur l'une des tables de travail et jouait un air de Bach à la flûte.


Je lui ai demandé des renseignements et, de fil en aiguille, nous nous sommes rendu compte que nous connaissions nos travaux respectifs. Que je connaisse le sien n'avait rien d'étonnant, car il jouissait déjà du respect de nombreux amateurs d'art. Il était, en revanche, plus extraordinaire qu'il ait réussi à voir mes premières pointes sèches, laissées en consigne dans une petite galerie de la rue des Saints-Pères.


A partir de ce moment, je n'ai cessé d'être surpris par la façon intense avec laquelle François fouinait avidement dans tous les domaines des arts.


Je n'ai jamais bien su si c'était la qualité ou bien la nouveauté qu'il recherchait, mais en tout cas, je suis certain qu'il s'agissait de l'excellence. Ayant trouvé l'objet de sa recherche, il se mettait à admirer l'oeuvre ou l'artiste en question avec une intensité qui me semblait excessive. Je n'arrivais pas à comprendre la profondeur de sa générosité, qui semblait lui faire oublier sa propre excellence pour se mettre à adorer avec une telle force des artistes souvent beaucoup moins doués que lui. Avec l'affection que j'ai très vite commencé à éprouver pour lui, cela me faisait souffrir, car cette dévotion me semblait maladive. Jamais je n'avais rencontré d'homme aussi dévoué. Il se comportait de la même manière avec moi, et j'en étais gêné.


Quand je voyais la facilité surprenante avec laquelle il dessinait à main levée les sujets les plus complexes, et comme il s'amusait à laisser courir ses inventions improvisées en n'importe quels lieu et moment, je ne pouvais que l'envier.


Et lorsqu'il s'extasiait sur mes laborieuses constructions en se moquant affectueusement de mes maladresses d'autodidacte, je me demandais où il avait placé son ego. Comment pouvait-il ainsi échapper à la compétition naturelle qui existe entre artistes de la même génération? Par quelle noblesse innée semblait-il libre de tout sentiment qui ne fut limpide et transparent?


Etant encore adolescent, il avait enlevé une jeune fille de 15 ans pour en faire son épouse, peut-être parce qu'elle s'appelait Hélène. Et il était parti sac au dos en Russie pour dessiner les bulbes multicolores des coupoles de la cathédrale de Saint-Basile au Kremlin. Il passait à l'acte avec une grande facilité, surtout lorsque cet acte était justifié par sa charge poétique. La première fois que nous nous sommes dit au revoir, devant le porche de l'église de Saint-Germain-des-Prés, il partait faire son service militaire. Lorsqu'il revint à Paris, nous avons eu des échanges ininterrompus pendant deux ans. Ces deux années furent très intenses pour moi car il avait la faculté d'accélérer tous mes processus mentaux.


Il était l'instigateur de spéculations infinies et je me laissais volontiers mener par sa force de persuasion. Il avait l'art de tout rendre merveilleux et à la limite du surnaturel. Il m'emmena à la crypte du Sacré-Coeur pour développer des théories fantasques sur les sens caches de mots fétiches comme « pyxide » et «monstrance ». Il se réjouissait en faisant ressortir tout ce qu'il trouvait de biscornu dans ces lieux dont la mystique frelatée lui provoquait des transes hyperesthésiques. Il disait humer avec délectation l'odeur fétide que dégageait le cadavre de notre sainte Mère l'Eglise. Il m'expliquait que le sacrilège était la seule forme d'adoration adéquate à notre époque. Il prétendait que le monde était soutenu par notre esprit de recherche, et que la réalité s'effondrerait si nous ne la nourrissions pas avec la substance de nos pensées.


Il aimait aussi bien l'apparat théâtral que l'église catholique eut tout le temps d'échafauder au long des vingt derniers siècles que les danses sacrées du Kerala, le Kathakali. Tout ce qui dégageait un halo mystique le fascinait, que ce soit les peintures du musée Gustave-Moreau, qui accueillait nos pélerinages, ou les romans de Huysmans et de Meyrink.


Je ne suis pas sûr que le message évangélique de Jésus ait eu un effet quelconque sur son esprit exalté. Il était attire par les formes, les rites et les liturgies de toutes les religions. Il en détournait systématiquement le sens moral pour finalement les tourner en dérision.


Les arts sacrés le tourmentaient, car à travers la modernité, il aurait aspiré à atteindre le caractère sublime qui faisait défaut aux oeuvres de ses contemporains. Sa culture et l'extrême sophistication de son intelligence me submergeaient sans que je puisse me soustraire à sa puissante séduction. Son capiteux enseignement trouvait en moi un terrain fertile. J'étais déjà révolté contre mon éducation catholique, et j'avais eu, des mon enfance à Cuba, des rapports presque charnels avec la figure du diable. Dès les premiers mois de notre amitié, je me j’étais à corps perdu dans ces jeux.


Par la suite, mon bon sens me remit sur d'autres rails, moins périlleux que ceux sur lesquels il filait, avec tout l'élan de sa puissante nature, vers le saut final dans le vide, du haut de la fenêtre de son atelier de la rue des Epinettes.


L'un des thèmes qui nous tenait le plus à coeur venait de la théologie byzantine : l'apocatastase. Il s'agissait de la fonction du Mal au sein de l'Ordre universel.


Rien de moins. Nous n'avions pas encore 30 ans mais Nietzsche, Dostoievski, Camus, Kazantzakis et une connaissance superficielle issue de lectures désordonnées des mystiques soufis, rhénans, hindous et compagnie s'entremêlaient joyeusement dans nos natures d'esthètes dégoûtés par la vulgarité contemporaine. L'arrogance naturelle qui emplit les corps et les esprits des jeunes gens nous emportait sur ses ailes dorées.


Nous étions incapables de nous engager dans des conversations triviales. Tout était place sous le signe d'une exigence impatiente. Sans trop savoir de quoi il s'agissait, nous aspirions sans répit a la transcendance.


Nous étions frivolement élitistes et tous les deux convaincus d'être nés de la cuisse de Jupiter. La vie ne nous avait pas encore appris que nous étions mortels.


Il avait un goût très marqué pour le malheur et la maladie. Lui ayant dit que j'étais en train de me soigner d'une syphilis, il désapprouva très sérieusement : je perdais ainsi l'opportunité de mourir comme Baudelaire ou Nietzsche. Nos héros étaient pour la plupart des suicidés. Raymond Roussel et Lautréamont avaient une place de choix dans ce panthéon. Devenir de bons citoyens, se laisser domestiquer par la société auraient été notre plus grande honte.

Sans Dieu ni maître, nous nous trouvions splendides et irrésistibles.


Il draguait souvent à la terrasse du café de Flore. Et parfois, il amenait ses conquêtes à mon atelier pour que je leur explique que les machines que je peignais alors étaient en réalité des anges ou des démons. Incapable de me rabaisser à livrer les clefs de mes mystères, je me moquais de leur curiosité naïve, à la plus grande joie de François.


L'Orgueil de la Vie était l'une des définitions du diable dans le livre des Etudes carmélitaines que nous étudiions assidûment en nous esclaffant de rire devant l'autorité bafouée de notre sainte Mère défunte.


Ces doctrines fumeuses avec lesquelles jadis elle tenta en vain d'arrêter le développement des sciences et de la philosophie occidentales ne nous servaient qu'à exciter notre énervement maladif. François rêvait de mener à ses dernières conséquences la victoire de la Modernité en inventant une machine qui eut créé des oeuvres d'art sans participation humaine. Il ne se lassait pas d'écouter une cassette où l'on entendait la musique de Bach jouée par des ordinateurs. Une nouveauté d'alors qui lui permettait de concevoir tout un monde de possibilités où la science cybernétique nous ouvrirait un paradis surhumain, où les arts seraient quelque chose de tout a fait différent de ce que nous avions connu auparavant, divinement inhumains.


Sur ces questions d'art, je le suivais avec moins d'enthousiasme que dans ses rêvasseries religieuses. Nous ne donnions pas le même sens à la notion de modernité. Pour un Européen comme lui, accablé par le lourd fardeau de tant de siècles d'accumulation culturelle, le désir de faire table rase était compréhensible. Sa soif de nouveauté était l'effet naturel de la surabondance d'un passé extrêmement riche.


Pour un Cubain comme moi, issu d'une société en pleine convulsion révolutionnaire, où les conséquences de l'esclavage pesaient encore lourd sur le présent, il n'était pas évident que l'humanisme issu de la Renaissance puisse être écarté avec nonchalance. Ma mémoire culturelle était presque vide et j'avais de la place pour toutes les merveilles dont regorgent les villes d'Italie, de France et d'Espagne.


A ce moment-la, nous vivions sous la dictature de l'abstraction.


Une peinture devait être une surface de couleurs ou simplement de matières, vierge de tout sens et de tout message. Toute anecdote était honteuse. Les critiques avaient imposé leur point de vue. Les artistes n'avaient plus qu'à se conformer à leurs oukases. La virtuosité était méprisée, la maladresse exaltée. Tout en étant conquis par la modernité, François était obsédé par la figure et l'art du Pontormo. Il m'expliquait ses couleurs et je communiais dans sa passion. Nous rêvassions aussi beaucoup sur Matthias Grunewald. De mon côté, faisant fi de tout souci de contemporaneïté, je plongeais dans l'intense contemplation des peintures du XVè siècle flamand, allemand et italien dont la valeur surpassait à mes yeux toute contingence circonstancielle.


Après nous avoir fréquenté pendant quelque temps, un ami commun avait observé que François faisait tout pour accélérer sa pensée tandis qu'à l'inverse, je cherchais a ralentir ma vitesse intérieure.


François croyait nécessaire de fonder avec Bernard Noël et moi une société secrète pour perpétuer la transmission « par la main gauche» d'un enseignement mystique qui aurait eu pour commencement une « danse cosmique » exécutée par le Christ au sommet du mont Calvaire, juste avant qu'il fut cloué sur sa croix. Cette tradition aurait été transmise par un Judas qui ne se serait pas suicidé, et par une Madeleine devenue sa partenaire tantrique, un peu à la manière de Simon le Magicien, le rival de saint Pierre, et de sa femme Hélène, en qui François voyait la réincarnation d'Hélène de Troie. Hélène étant aussi le prénom de sa femme, cela lui donnait la possibilité d'effectuer des rapprochements aussi diagonaux que poétiques sur lesquels il pouvait broder à l'infini des sens supposés secrets. Il était très excité lorsqu'il reçut une carte postale que je lui avais envoyée du Midi et qui montrait un Christ à cornes gravé maladroitement sur la paroi du cloître d'un monastère. Car il aimait à multiplier pour moi des versions alternatives du Livre de Job où Jehovah et le diable jouent avec le destin d'un homme. Il me fit aussi cadeau d'un crâne de cachalot qu'il avait trouvé aux Sables-d'Olonne avec l'intention, dans un avenir proche, de venir y loger son âme.


Il est impossible de décrire avec exactitude la nature du charme qu'il pouvait exercer sur ses amis. Plus encore que moi, Bernard Noël en fut hanté. Ils communiaient dans les oeuvres de Georges Bataille et des poètes du Grand Jeu. Roger Caillois et René Guénon m'attiraient davantage. J'ai toujours eu foi en la vie tandis que François disait ne croire qu'à la seconde loi de la science thermo-dynamique, la loi de l'« entropie » selon laquelle, depuis sa création, l'univers ne cesserait de dépérir.


Vers la fin, j'ai renoncé à le suivre sur les sentiers toujours plus vertigineux où s'engouffrait son esprit. Très absorbé moi-même par ma propre démarche, ma capacité d'écoute s'en trouva sans doute affaiblie. Il disait que la verge du Saint-Esprit lui rentrait par le Brahmarandra, c'est-à-dire le sommet de son crâne, et il téléphonait à Bernard pour lui faire part de conspirations géopolitiques dont il se croyait partie prenante. Insensiblement je m'éloignais de lui car j'avais perdu les clefs de notre dialogue. Ma tête était partie ailleurs, à la recherche peut-être d'une prise plus concrète sur le quotidien de notre réalité, qui commençait à rendre les fruits de mes efforts.


J'étais alors en train d'achever un tableau que je voulais lui dédier, il s'intitulait L'Adversaire, d'après l'une des traductions possibles du nom Satan. Au dos de la toile, j'avais écrit des mots pour lui. François tenait à venir poser devant ma toile et à ce qu'à mon tour je pose devant l'un de ses tableaux.


C'est ce que nous fîmes avec un vieil appareil photo en bois. Mais lorsqu'il eut développé les étranges plaques carrées, quelque chose d'inattendu était survenu. Sur l'une d'elles, nos deux visages et nos deux tableaux s'étaient superposés. Alors que je fixais l'objectif d'un oeil perçant, son visage sur le mien avait perdu sa consistance matérielle et il avait les yeux tournés vers le haut comme ceux des saints martyrs peints dans les tableaux des églises baroques. J'ai eu la terrible impression de l'avoir incorporé en moi, comme si la dureté de mon regard l'avait dissous ou comme si je l'avais en quelque sorte avale. Et quand deux semaines plus tard, j'ai appris la nouvelle de son suicide, mon sentiment de culpabilité ne connut pas de bornes.


Une nuit, il m'avait obligé à le faire interner à l'hôpital Sainte-Anne, en faisant planer d'obscures menaces. L'infirmier de l'accueil lui en refusait l'accès. François voulait que je persuade le portier de l'urgence de son cas. Il se trouve qu'à l'époque je fréquentais une boîte homosexuelle au numéro 7 de la rue Sainte-Anne parce que le patron l'avait décorée avec quelques-unes de mes toiles. François s'amusait à me dire :«Tu vois, tu es rue Sainte-Anne chez les folles et je me retrouve à l'hôpital Sainte-Anne chez les fous.» Une autre fois, lui ayant dit sincèrement que je ne croyais pas à sa folie, il me fit peur en me demandant de ne pas exiger de preuves car je le regretterais.


Vers cette époque-là, j'avais eu la chance de pouvoir faire un beau catalogue avec les peintures exposées à la galerie Desbrières, rue Guenegaud. Roland Barthes, Severo Sarduy et Bernard Noël avaient accepté d'écrire les textes qui accompagnaient les reproductions de mes tableaux. François en voulait autant. A cette fin, je fis la démarche auprès de mes amis Roland et Severo. Conscient de la qualité du travail de François, j'étais sûr d'obtenir leur accord. Je fus blessé par leur refus d'écrire sur sa peinture. Lorsque je demandais a Roland pourquoi, il m'a simplement répondu, sans se donner la peine d'aller voir ses oeuvres, qu'il ne le ferait pas parce que « François n'était pas beau ». Et Severo, après avoir visite son atelier, m'a dit qu'il n'écrirait pas sur quelqu'un qui avait un pareil mort dans son placard. Devant mon insistance, il m'expliqua que son oeuvre ressemblait trop à celle de Matta, qui venait d'arriver de New York et était très en vogue à ce moment-là. Severo, en bon intellectuel d'avant-garde, était extrêmement soucieux de s'en tenir à ce qu'il fallait dire au moment opportun. Il ne se serait jamais risqué à parler de quelqu'un sans l'acquiescement du groupe de la revue Tel Quel qui, à l'époque, dictait la chose à dire et choisissait ce dont il fallait parler. François était étranger à cette élite. Par ailleurs, il n'y a aucune relation entre les oeuvres de François Lunven et la peinture de Matta. Mais tout cela aujourd'hui n'a plus la moindre importance.


Un beau jour, Hélène, fatiguée de la précarité de leur vie commune, des rêvasseries continuelles de François et de son comportement souvent extravagant, décida de le quitter. C'était l'automne et il m'avoua ne pas pouvoir passer l'hiver tout seul. Je lui conseillais de prendre au sérieux le fait qu'il avait besoin de gagner sa vie pour Tristan, son tout jeune enfant, et pour sa femme. Que, de temps en temps, il fallait s'occuper plus du métier et moins de métaphysique. Mais une telle besogne lui semblait certainement indigne. Ses relations lui permirent cependant de trouver une place de professeur de gravure dans une école d'art. Là, c'est moi qui n'était plus d'accord. Cela me semblait être une façon trop sage de gagner sa vie.


Un samedi, nous déjeunions près de la place de la République, dans un restaurant végétarien que je fréquentais. François était très agité et il avait un hoquet si violent que tous les clients du lieu le regardaient, étonnés. J'ai eu le malheur de lui dire que si j'avais eu un hoquet pareil, j'aurais sauté par la fenêtre.

Le lendemain matin, nous nous sommes dit au revoir devant le porche de l'église de Saint-Germain-des-Prés comme le jour de notre première rencontre. Il avait rendez-vous le lendemain soir pour son poste de professeur mais il ne s'y rendit finalement pas.


Son studio était situé au sixième étage. Ses pantoufles sont restées le talon contre le mur, pour bien montrer qu'il s'était renversé en arrière pour se laisser tomber dans le vide. Il est passé par la fenêtre et son corps est allé s'étaler sur le trottoir comme le bétail dépecé qui le fascinait tant sur l'étal du boucher. Ses articulations irisées et ses cartilages écartelés, ses muscles finalement détendus n'avaient d'autre objet désormais que la simple contemplation de l'artiste qu'il fut à chaque instant de sa courte vie, la vie intérieure de la chair où il puisait continuellement son inspiration. L'étal était un mot qu'il avait l'habitude de prononcer avec un sourire étrange et une curieuse volupté.


 

L’Orgueil de la Vie

Ramon Alejandro (2005)

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