Velly      sur François Lunven
 
 

Le retour de Lunven


Bernard Noël (2004)


extrait du catalogue François  Lunven du Musée de l’Hospice St. Roch d’Issoudun et Galerie Alain Margaron, Paris, publié à l’occasion de l’exposition à l’Hospice St. Roch, 11 mars - 30 mai 2005.



Aujourd’hui, 19 octobre 2004, il y a trente-trois ans que François  Lunven est mort. Ce trou qui grandit sans cesse dans le temps n’a pas troué la présence. Et comment dire ceci ? Je n’ai pas vu le cadavre mais un cercueil, aussi la mort n’est-elle qu’une disparition, et qui me laisse  dans l’attente. Quelque chose se joue durablement du côté de cette chimère où la vie s’use à imaginer la fin de l’absence. Il est vrai que tout celan’a rien à faire ici puisqu’il s’agit de remplacer le disparu par du savoir, ou de superposer en tout cas du savoir à ce qui ne relevait autrefois que de l’intimité. Ce qui lia deux humains ne se limite pas à leur lien : à partir de lui se propage un peu d’universel, sinon que serait l’amitié ?


Venue spontanément, cette pensée s’arrête et tourne court : je doute de son opportunité vu que les oeuvres se détachent de leurs auteurs et survivent fort bien sans eux. Cependant, elles furent le sens de leur vie et elles en sont par là inséparables bien qu’elles n’aient aucun besoin d’y faire référence pour exister dans l’au-delà- qu’elles ont créé.


Bref, le fait que je ne puisse oublier François Lunven devant ses œuvres ne saurait signifier que mon souvenir peut jouer un rôle à côté d’elles dans leur compréhension. Pourquoi ces précautions ? Sans doute pour chasser la mémoire de la place qu’elle voudrait occuper en m’assurant le privilège d’avoir connu l’homme autant, et même plus, que l’artiste ; en d’autres termes, de n’avoir connu que le mort quand c’est le survivant qui, seul, mérite d’être connu de tous.


Quelle part de la vie demeure active dans la survivance ? J’ai retrouvé les tableaux de François à la galerie Margaron après les avoir perdus de vue pendant une douzaine d’années: aussitôt, un flot d’énergie m’a emporté. Puis, en les touchant, mon regard a vu s’épanouir dans le jeu des formes et des couleurs une étonnante fraîcheur, une étonnante jeunesse. A vrai dire, une jeunesse qui raturait les effets du temps et jetait le regard dans un présent perpétuel. Tout spectateur ouvert à la surprise éprouvera une impression comparable pour la raison que ces tableaux dégagent une force originale avant même qu’on aperçoive les formes qui en eux la génèrent.


L’oeuvre de François fait ressurgir une perception éprouvée pour la première fois devant des dessins de Fred Deux, puis en diverses occasions, à savoir que le temps investi dans la composition d’une oeuvre entraîne le dépôt chez elle d’une portion de vie qui se concentre et se condense la d’une manière sacrificielle - et la communication ensuite s’en nourrit. François aurait aimé cette pensée parce qu’en peignant, en gravant, il construisait l’équivalent d’un fourneau alchimique destiné à lui permettre de porter au « blanc » (c’était son expression) ses capacités mentales. Que se proposait-il d’atteindre ainsi ? Non pas ce qu’André Breton désigne comme « l’or du temps » mais le diamant qui lui mettrait au front l’Etoile.


Les confidences techniques et les directives amicales offertes par François au cours de longs débats ont une parenté avec les rêves des nuits blanches et noires de Nerval, les tentatives d’Artaud pour forcer le corps à changer son organisation, celles de Christian Guez-Ricord pour transformer ses amis en archanges. Tout cela m’occupe soudain avec une insistance qui désespère ma langue trop raisonnable pour avoir incorporé la parole de François. Parole qui croisait divers vocabulaires : religieux, ésotérique, psychanalytique, scientifique, afin de donner un corps verbal aux projets de son imaginaire.


Ce corps a heureusement trouvé une figuration dans l’oeuvre peinte, dessinée, gravée. Là, tout s’organise selon deux directions principales : l’anatomie et le combat. Ce dernier est partout sensible à cause d’une agressivité tournée tantôt vers le dehors (le spectateur), tantôt vers l’intérieur quand prédominent éclatements, blessures, greffes violentes.


L’anatomie n’est pas exclusivement charnelle: on la trouve appliquée à la mécanique autant qu’à l’organique. La boule, par exemple, est très fréquemment présente parce qu’elle est aussi bien rouage que rotule. Carapaces, élytres, mandibules ont une dureté, un vernis, qui les rend proches du poil et de la froideur des surfaces métalliques. Il y a du monstrueux en cours d’apparition : il est moins lié aux formes qu’à l’articulation de leurs accouplements. Un désir travaille la représentation : celui d’une bestialité machinale qui agirait sur l’espace mental comme le fourneau agissait sur la matière lourde afin d’opérer sa transmutation.


Cette affirmation peut laisser perplexe : elle suppose que l’artiste a consciemment poursuivi un but et qu’il a mis la composition formelle au service d’effets qui, sous une apparence plastique, se proposent d’en exercer d’autres d’un ordre physique ou spirituel. On voit vite que l’énergie précède chez Lunven du dynamisme lié à la contradiction : formes arrondies / formes angulaires ; formes animales / formes métalliques ; formes osseuses / formes machinales... Mais voit-on que ces contradictions invitent à se recueillir à l’intérieur de la vue pour réfléchir sur ce qui la constitue et l’anime ? Peut-être s’apercevra-t-on alors que l’espace est dans l’oeuvre comme il est dans nos yeux : un élément ? La perception de cette unité, de sa propagation puis de son partage change bien sur la position du spectateur en relation créatrice. Mais c’est évidemment l’affaire de chacun d’être ouvert ou non aux pulsions d’une expérience que la peinture garde en suspension sans l’affirmer.


L’image produit-elle sous son apparence une aimantation susceptible d’opérer la fusion ? On ne sait jamais exactement ce qu’on lui doit parce qu’elle n’a pas une action littérale. François croyait au pouvoir de la morphologie, ou science des formes. J’ai dit ailleurs sa préférence pour le titre de «morphologue » plutôt que de peintre ou graveur. Il m’avait vanté le traité de morphologie générale de Monod-Herzen, que je suis allé lire à la Nationale, mais l’auteur n’a gardé pour moi que le seul prestige d’avoir collaboré au numéro 1 du Grand Jeu avec un court article intitulé :« Science et intuition ». Nous avions une passion pour René Daumal et pour Roger Gilbert-Lecomte, que François faisait glisser du côté des sciences secrètes en mêlant leur lecture à celles de Guenon, Ghyka, Eliade, Evola, Corbin... Le contact de certains livres suffit à enflammer l’imagination sans qu’il soit nécessaire de les lire au mot à mot. C’est là que réside éventuellement leur danger car ils excitent alors une fébrilité mentale que leur étude tout au contraire apaiserait.


François avait opté pour l’excitation parce que la fièvre le «chauffait» plus vivement que la réflexion lente.


Il voulait une lucidité folle, et qu’elle porte son four intérieur au « blanc ». Pouvoir délirer en toute lucidité est possible quand ce délire s’écoule par la main en donnant le spectacle d’assemblages de formes qui le canalisent autant qu’ils l’expriment. Par contre, quand c’est la voix qui porte le délire et qui l’entretient par son débit même, il s’ensuit parfois une accélération irrépressible vers la folie. François a payé cher d’avoir déliré sur la voie publique car les médicaments qui lui furent administrés en conséquence l’ont sans doute conduit à prendre sa fenêtre, au sixième étage, pour un tremplin angélique (un médecin m’en a prévenu, bien plus tard, bien trop tard).


Cultiver la folie est une pratique excessive et déviante de l’imagination créatrice. François souhaitait faire partager cette «culture » à ses amis : il parlait d’une initiation destinée à porter le four mental au rouge, puis au blanc. L’imagination néglige l’existence et ses contraintes afin de precipiter «Je» vers «l’Autre » pour qu’il trouve dans ce mouvement l’entrée de la vraie vie.


Dans « Quelques souvenirs de François Lunven » (NullePart, n° 6, nov. 1985), Ramon Alejandro critique le « savoir sans sagesse » que procure la « délectation » à manier des formules apparemment dotées d’un pouvoir d’illumination infini: ce sont là, dit-il, de simples feux d’artifice. François a rassemblé quelques-unes des formules que lui inspirait le croisement du symbolisme chrétien et des principes de la thermodynamique dans Le Monstre et la Croix, qui a pour sous-titres «Morphologie et théologie », «Hierophanologie art sacre », «Symbolique et formalisation ». Des figures en grand nombre, des notes rapides, des interrogations comme :« Peut-on  retourner les propositions Science = moyen de connaissance/Art = syntaxe de métaphores ? Poussons chacune de ces deux modalités dans l’excès même de leur mouvement, l’Art devient un moyen de connaissance, la Science repose en dernière instance sur une syntaxe des métaphores.»


La rencontre amicale développait autour de ce genre de proposition une grande vivacité parce que la sphère, l’hyperboloïde, la croix, le coeur et leurs avatars devenaient le langage d’une révélation découvrant partout des correspondances. La cervelle et le gland, la tête et le cul s’articulaient alors en accouplant des identités équivoques. Inscrit à l’intérieur d’un cercle, le signe de l’infini désignait soudain l’incarnation et celui de la croix le lieu où se structure l’absolu... Tout cela produisait une excitation intellectuelle, qui nous« chauffait» en effet puis retombait avec le retour de la solitude.


Nous ne mesurions pas le danger pour lui de cet échauffement parce que François avait un comportement de lutin malicieux, qui faisait croire ludiques les envolées de son discours. Les signes inquiétants (mais y en avait-il?) étaient mis sur le compte d’un état exigeant le paroxysme à défaut de l’extase, et puis nous rassurait l’oeuvre en cours, si évidemment énergique qu’elle nous semblait repousser à jamais l’entropie et sa dégradation mortelle. Aussi quelle surprise quand, le 21 septembre 1971, François me téléphona de Sainte-Anne ou il avait été interné quelques jours auparavant...


L’énergie doit beaucoup à la vitesse, laquelle n’a pas de figure dans l’image mais se déclenche par la confrontation des formes, leur imbrication, leur opposition. La vitesse ne se décrète pas : elle résulte des couleurs, des angles, des courbes, des pleins et des vides. C’est le vent qui sourd de l’immobilité quand le regard s’étonne et s’émeut de toucher de l’élan là où ne semble régner qu’un repos visuel, une attente, un silence. Peu de peintres ont su installer aussi intensément que François la vibration à la limite ou au bord de l’explosion. L’une et l’autre donnent au regard le sentiment de déchainer une précipitation. Le combat était imminent, et voila qu’il saute dans les yeux à l’instant ou ils touchent la surface du tableau. Et ça brule ! 


Pourtant, il ne s’agit une fois de plus que de la connaissance, qui doit consumer l’illusion et dévoiler la vérité. François recherche la justesse indéfinissable dont la présence suffit à changer le rapport des formes en organisme. La vitalité visuelle est une évidence qui vous saisit même si vous ne voyez que la valeur plastique. L’étude de l’anatomie fut un moment essentiel de ce trajet, mais il faut étendre la notion d’anatomie aux pièces de tous les mécanismes et voir dans son ensemble une application de la morphologie. François excelle à dessiner un fuseau musculaire aussi bien que les poutres d’un plafond à caissons ; il met du vif dans les globes oculaires et de la précision méticuleuse dans les axes, les os, les antennes, les boules, les cornes, les carapaces. L’association de tous ces éléments forme une melée explosive, qui tourmente le regard et l’oblige à varier l’accommodation afin d’envisager une par une chaque partie de l’image. Cependant, le combat n’est pas le but de la représentation, il n’est que le foyer de l’union scandaleuse et sacrée d’où, par la violence, naissent les nouveaux mondes. Le tableau de François ne s’arrête pas DANS le tableau : il projette la captation de son spectateur et son incorporation. Autrement dit, il veut provoquer, entre l’esprit du spectateur et celui qui l’habite, l’hybridation qui réalisera leur fusion. C’est alors la fin de l’ère du face-à-face tandis que la précipitation du deux en un fait advenir ce que la symbolique chrétienne appelle un corps glorieux. Mais l’oeuvre, dès qu’elle ne vit plus que de sa propre vie, n’est-elle pas, en soi, ce corps sans organes que se cherchait Antonin Artaud ? Corps libérée de son créateur et, donc, libre de se prêter à l’incorporation créatrice du regard qui le désire assez pour venir se penser en lui... Tout cela suppose bien sur que le tableau, au contraire de l’image médiatique actuelle, ne remplace pas le vécu (la pensée) par sa représentation mais utilise la représentation pour renvoyer au vif.


2


Il était vivant, il est mort. La vie devient du passé ; la mort reste à jamais au présent. Il savait que la seule durée est de ce côté-là, et que l’homme, à la fin, tombe dans l’histoire. Ce mouvement dont il ne parlait guère qu’en employant le mot «entropie» anime toutes ses images. Qu’il représente la danse, le combat, le «carnaval», c’est toujours la même force qui l’intéresse : celle qui décompose la vie. Mais, étant un créateur, il ne l’exprime que pour en renverser le sens : l’instant de la décomposition, si on le fixe, est aussi bien celui de la recomposition. L’oeuvre, puisqu’elle est immobile, est le lieu ambigu d’une tension réversible, tout pouvant y être aperçu comme un avant ou comme un après. Il utilisait cette équivoque systématiquement, non pour produire de l’art, mais pour développer une « méthode de connaissance » qui, à force de combiner les contraires ou d’établir entre eux un jeu de bascule, devait conduire à la perception de leur identité. Pour lui, la transgression fondamentale était dans la prise de conscience de cette identité des contraires, et il n’avait qu’un souci : la formaliser. Son travail de graveur, de dessinateur et de peintre se confond, à la limite, avec cette recherche, et il le voyait oriente vers l’élaboration d’un nouvel « art sacré ». Ce travail a connu, entre 1963 et 1970, trois périodes qui ont chacune leur vocabulaire, leur syntaxe et leur technique.


Sa première période, il la qualifiait lui-même de « zoomorphe ». On y voit surtout des figures de crustacés, d’insectes, de cactées. Les éléments qui reviennent sans cesse, comme autant de mots de base, sont la carapace, les lobes, les ventouses, les pinces, les dards, les ocelles, le sexe et l’anus. Chaque oeuvre articule ces éléments en s’efforçant, disait-il, de «rivaliser avec la nature naturante pour produire de la nature naturée ».


La technique vise au maximum de précision, avec une opiniâtreté dans l’accumulation des détails microscopiques, et cela aussi bien quand l’image met en gloire un seul «monstre» que lorsqu’elle décrit un « carnaval », c’est-à-dire une foule de monstres s’enchevêtrant dans la profusion et le grouillement - s’enchevêtrant toujours vers un centre comme si toute l’image s’y précipitait dans l’élan d’une implosion.


La deuxième période est à prédominance anthropomorphe. Les éléments principaux du vocabulaire, cette fois, sont l’os, le muscle et les viscères, mais ils sont moins articulés que déboîtés ou giclés comme s’ils subissaient une explosion. Ce que la plupart des oeuvres de cette période semblent vouloir saisir, c’est en effet l’instant de l’explosion soit en montrant un monceau d’entrailles en convulsion, soit en construisant une sorte de maelström ou les organes se désintègrent et s’envolent à partir d’un noyau obscur. L’obsession de la torture hante ces images ou la propreté et la sécheresse de l’os s’opposent à la saleté glauque et grouillante de la tripaille. Techniquement, le trait est plus libre, plus lyrique : il transforme l’ancienne précision en foisonnement baroque pour dresser ce théâtre de l’entropie sur lequel Eros et Thanatos jouent à se renvoyer le même râle.


La troisième période combine l’organe et l’objet, qui est son prolongement ou son suppléant. L’homme apparaît comme une machine dont les rouages organiques se greffent sur des rouages mécaniques pour créer un hybride fait de chair et de métal.


Dans l’image, la tension s’accroît encore mais l’on ne sait plus s’il s’agit d’une implosion ou d’une explosion, d’une désintégration ou d’une intégration. Pas d’intérieur ni d’extérieur: tout est là - tout est dans la déchirure qui découvre le fond. La vie du dedans s’écoule dehors, ou bien l’inverse, ou les deux à la fois. Tout va vite. Tout est spasme. Cependant, la violence demeure froide, tout comme les couleurs qui préfèrent l’acidité à l’épaisseur. Elles élaborent une apothéose du périssable tellement excessive qu’elle en est peut-être la conjuration. La mort, vieille machine nickelée, a une surface plaquée chair.


La dernière période (1970-1971) se voulait «religieuse». Qu’est-ce à dire ? Simplement qu’elle désirait tenter la synthèse des précédentes afin d’en exalter le sens ». Cette volonté de synthèse fait apparaître l’importance du mouvement de l’hybridation. Toujours, entre l’insecte et le cactus comme entre l’organe et l’objet, il y avait eu la tentative d’opérer une greffe en vue de créer un « monstre ». Non pas un monstre anecdotique susceptible d’illustrer quelque fiction, mais le premier représentant d’une espèce nouvelle. Pourquoi ? Parce que créer une espèce est une victoire remportée sur l’entropie générale. Mais l’invention du monstre introduit au sacré car le sacré est l’hybride même - l’hybride ne du croisement de notre désir d’absolu et de notre conscience du relatif et du mortel.


François Lunven fermait donc un cercle en repeignant à la fin Donnez-moi le 8 et je vous créerai un monde, et c’est probablement en toute conscience qu’il a précipité son oeuvre en même temps que lui-même dans le présent perpétuel. Il disait : « A la limite, l’image infinie égale l’image nulle.» Il disait encore :« Un maximum de connaissance tue la connaissance, et il n’y a plus qu’à poser le pinceau.»


3


Sur une feuille volante le mot CONCLUSION invite à lire ceci :


«L’experience du graveur, alchimie du verbe. Voie humide : eau-forte, aquatinte. Voie sèche : manière noire, pointe sèche. Dans tous les cas, la pointe déchire le cuivre, miroir qui reflète le visage du graveur et ce qui l’entoure. Déchirant et se déchirant, il approche le lieu ou coïncident l’image externe et l’image interne, l’expérience du graveur, comme du morphologue, a pour mot d’ordre de ressasser la profanation de l’espace.»


Ces quelques lignes ne sont pas datées. Elles sont écrites sur une feuille qui fut glissée entre les pages d’un grand cahier violet ou l’on trouve la dernière tentative (seize pages) de rédaction de le Monstre et la Croix. Leur importance est évidente des lors que l’on considère l’oeuvre gravée de Lunven comme majeure : ce que pensent tous les amateurs de gravures. Quelques expositions l’avaient fait connaître de son vivant ainsi que la participation à des biennales Internationales (Cracovie, Tokyo) et diverses commandes de sociétés de bibliophiles. Sa peinture, par contre, était restée à peu près inconnue jusqu’a ce qu’Alain Margaron la montre dans sa galerie.


Les diverses périodes décrites dans la partie précédente de ce texte concernent principalement la gravure, surtout les deux premières. Cependant le «théâtre de l’entropie » est installé partout. François a sans doute dessiné et gravé avant de peindre, d’ou l’absence de tableaux relevant de la première période, mais il se peut qu’il les ait donnés ou détruits. La gravure représente la part la plus considérable de son oeuvre : il a recensé lui-même 101 numéros, y compris les quelques planches finalement détruites (mais il ne compte que pour un numéro l’ensemble des planches exécutées pour Au chateau d’Argol de Julien Gracq).


La CONCLUSION met en parallèle « expérience » (du graveur) et « alchimie » (du verbe). Ce face-à-face crée une relation entre l’opération (ou métier ou travail) et la transmutation, mais cette relation implique la présence du «graveur» et celle du «verbe». Or le graveur est aussi un corps, donc une chair, donc une incarnation possible du verbe car le verbe lui-même se fait chair...


Une phrase, saisie au bas de la première page du cahier violet, oriente ma lecture. La voici: «Le verbe s’était fait chair, j’ai regarde cette chair et je l’ai brisée.» On verra qu’elle peut aussi éclairer les lignes suivantes de la CONCLUSION. Mais, rendu à ce point, il faut dire un mot de ce cahier. Le texte en est haletant bien qu’il cherche à conceptualiser la symbolique utilisée. On y trouve contradictions, renvois, définitions dans un mouvement lancé à bout de souffle. Tout cela reflête la fébrilité d’une pensée qui se découvre en dépliant les symboles et veut casser le raisonnement linéaire. Il est beaucoup question d’expérience et d’insoumission, cette dernière étant la position de la pensée quand elle est determinée à mettre en crise la logique pour lui substituer les ricochets mentaux de l’analogie. Le sens ne court plus le long de la ligne, il s’en élève, et cette élévation est facilitée par les figures dont l’écriture visuelle aère la page.


Mais je reprends la CONCLUSION.


La distinction entre «voie humide» et «voie sèche» va de soi si l’on se reporte aux techniques citées en exemple, mais ces formules renvoient aussi à l’alchimie et, par conséquent, renforcent le parallèle pose d’abord. Quant à la pointe qui «déchire le cuivre », elle déchire également le miroir qu’est la surface de ce cuivre, et donc déchire en même temps «le visage du graveur» tandis qu’il mène l’opération alchimique.

C’est que la surface, dès que l’occupe le reflet, devient une épaisseur profonde et, par là, l’équivalent d’une chair dans laquelle,« déchirant et se déchirant », le graveur ouvre « le lieu» de la coïncidence entre «l’image externe et l’image interne ».


Ici, sans doute convient-il de s’arrêter sur ces deux images parce que chacune se dédouble en l’autre tout comme le verbe et la chair, tour à tour, deviennent l’un l’autre réciproquement. L’image externe, au commencement, est celle du reflet : elle se transforme en image interne en s’enfonçant dans l’épaisseur du cuivre. C’est la déchirure qui l’enfonce quand le graveur attaque la plaque, mais cette attaque à pour

but de faire apparaître l’image interne que le graveur désire graver.

Et pour ce faire, il l’extériorise en la faisant passer de son espace mental, donc interne, dans l’espace de la plaque. A mesure que le travail avance, l’image du visage du graveur se retire, de la plaque tandis que semble monter de la profondeur de cette dernière l’image mentale devenue interne à l’intérieur du métal.


Le cuivre est ainsi analogue au fourneau : il opère la transmutation de l’intériorité en extériorité, mais il est aussi le lieu de leur coïncidence, qui restera présent dans le résultat de l’opération qu’est la gravure. François attaquait directement le cuivre, c’est pourquoi il se voit dans la surface qui le mire, et en train d’y déchirer la chair de son double. Il aurait pu préciser qu’il déchirait l’image visible (externe) afin de faire apparaître l’image visible (interne) qu’il avait en tête.


La derniere phrase de CONCLUSION compare l’expérience du graveur à celle du «morphologue », ce qui est naturel si l’on a retenu le goût de François pour la morphologie et sa préférence pour le titre de morphologue. Mais qu’entend-il par «ressasser la profanation de l’espace » ? Le verbe «ressasser» indique clairement que l’expérience du graveur comme celle du morphologue implique la répétition - en vérité l’insistance de la répétition. Ensuite « profanation des formes » semblerait plus adéquat car transformer des formes, et donc profaner leur apparence, est le travail ordinaire du graveur et du morphologue, l’un et l’autre ayant pour fonction de manigancer des avatars. Alors pourquoi « profanation de l’espace » ? De toute évidence parce que l’espace est le lieu ou graveur et morphologue opèrent leurs métamorphoses. Reste que «profanation » a une connotation religieuse très violente, et que son emploi dans ce contexte ou s’interchangent le «verbe» et la « chair » fait penser au titre de la suite d’Uccello La Profanation de l’hostie.


Il y a dans les papiers que m’a laissés François Lunven quelques croquis sommaires renvoyant à des projets de gravures : ces croquis ne dépassent guère la taille d’un timbre-poste. Dans le gros cahier à pages quadrillées où ils figurent, et qui est presque entièrement blanc, j’ai trouvé entre deux pages une petite feuille pliée en deux, format total 22 x 17 cm, qui contenait un dessin mesurant la moitié de ce format, soit 17 x 11 cm. Ce dessin est signé, ce qui est unique pour une esquisse.


La feuille pliée contient, d’une écriture violette allant d’un côté à l’autre de la surface totale, ce qui est probablement le seul texte préalable à l’exécution d’une gravure, et une gravure importante puisqu’il s’agit du Portrait de Georges Bataille. Le dessin ne ressemble que dans sa partie centrale à l’état final. Ce texte donne une idée de la symbolique qui obsédait François. Le voici :


Portrait de G.B. (ou l’ostensoir fécal)


1 polarité dedoublée          HOSTIE ET SEXE

l’hostie rayonne noir

sexe androgyne et


de même, triomphant et éclaté, explosif-fixe


Un maximum de profanation de l’espace (éjaculation du sperme imminente d’un sperme fécal, pénis fécal)


affleurant un maximum de transfiguration de l’espace

vers une hiérophanie, réactualisation du mythe du dieu androgyne


p. l’extase et l’horreur, relire le dernier chapitre d’Eliade :


structure du mythe (in Traité d’histoire des religions)


répugnance et abandon à l’expérience sacrée


Reprendre également l’aspect alchimique de la préface à l’Archangélique : l’image au four du pénis fécal corpus mysticum avec Satan ?


mais qui ne voit dans un pincement des lèvres violettes l’étoile du matin !



L’emploi du mot« fécal» pour qualifier successivement un «ostensoir », du « sperme » et un « pénis » m’évoque de lointains souvenirs.

François parlait fréquemment de «pénis fécal», mais je ne sais plus pourquoi. J’en retrouve la raison dans une scène d’enfance que, toujours sur une feuille volante, François a noté après une séance de psychanalyse :


«Promenade sur les rochers de la plage avec papa et maman. Je fais ma crotte accroupi avec papa et maman à côté de moi. Des promeneurs non loin avec un chien. Dès que j’ai fini, je me relève et, à ce moment, le chien vient dérober l’étron et s’enfuit avec. Mon père engueule très violemment les propriétaires du chien.


D’où


puisque le père engueule les propriétaires du chien valorisation de l’étron et sentiment de la perte de l’objet: l’étron devient pénis


constitution de l’idée de pénis fécal


d’autre part l’étron mastique par le chien goule castratrice.»



La remontée de ce souvenir produit, souligne François, un «petit effet eureka», c’est-à-dire une petite illumination. Les analyses qui suivent sont une construction utilisant la symbolique de l’adulte.


Sur une autre feuille, François exprime la difficulté de se mettre à parler« séance tenante » au psychanalyste.« Pourtant, écrit - il, je suis en quelque sorte un professionnel de la plongée puisque mon travail de tous les jours consiste à me mettre à l’écoute. Faire silence et laisser parler en moi seulement, cela ne se fait pas en une minute et cela demande une mise en train. Se laisser surprendre négligemment en préparant ses couleurs et en vaquant innocemment à de petits travaux puis soudain on se trouve près du centre et ça démarre. Tout ce processus n’a pas lieu en une minute. Il faut au moins une bonne heure pour se mettre en train, et de plus on n’y arrive pas forcement tous les jours.»


La « scathéologie » pourrait se représenter sous les espèces d’un étron ailé par la transcendance. Un autre souvenir d’enfance de François en fournit une image, d’autant que j’ai trouvé le document photographique correspondant : «Hiver 46, 4 ans. J’ai eu mon premier déguisement. J’étais habillé en amour, en petit ange avec deux petites ailes en carton et un carquois. Au cours d’une réunion chez des enfants pour le mardi gras. Tous les petits enfants s’amusaient. Honteux d’être déguisé, je ne décollais pas de ma mère, qui bavardait avec les parents. J’ai eu envie de faire caca mais la perspective de demander à maman devant ses amies m’effrayait. Au bord des larmes, je demande enfin, et elle m’emmène aux cabinets. Là, elle a du mal à me déshabiller vu le déguisement. A notre retour parmi le cercle des parents, elle raconte la scène et insiste : “C’était difficile avec les ailes...”»


Ce souvenir est aussi une fable dont la chute résume toute une existence, Et cette chute a pour moi une résonance terrifiante puisque à la fin ce sont justement les ailes qui manquèrent.




Bernard Noël

 

lire le texte de Bernard Noel sur Velly


voir l’exposition d’Issoudun


voir le catalogue A vif


lire un texte de Alejandro sur Lunven de 1988 et celui de 2005

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Bernard Noël

photographié

en Mai 2010

à la Fondation Taylor, Paris