Michel Random

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Michel Random (1933-2008)


DU FANTASTIQUE AU VISIONNAIRE

1993

préface du catalogue de l'exposition DU FANTASTIQUE AU VISIONNAIRE

Couvent des Zitelle, Giudecca Venise  1993




Q.          Qu'est ce que le mouvement des "Graveurs et Peintres Visionnaires de Paris"?


Random     De jeunes graveurs et peintres se réunissaient souvent chez moi dans les années 1970 à Paris, c'était un groupe d'amis partageant la même sensibilité et une approche commune de l'art. Quand vers 1974, j'eus l'occasion de faire un film sur leur réalisation, je proposai de les définir par le mot "visionnaire" que tous acceptèrent d'un commun accord. C'est ainsi que naquit le mouvement des "Graveurs et Peintres Visionnaires de Paris". Le film fut suivi d'un premier ouvrage: "L'Art Visionnaire" publié en 1979 aux éditions Fernand Nathan. Pour la première fois, je crois, dans l'histoire de l'art, des jeunes parfaitement inconnus étaient placés sur le même plan que les plus grands maîtres. C'est ainsi que le mouvement commença à s'affirmer, même si aucun manifeste ne fut publié. Un second ouvrage parut en 1991 aux éditions Lebaud, en élargissant le groupe originel à de nouveaux artistes. Il n'y eut pas une seule voix parmi la critique pour s'élever contre cette association des anciens et des nouveaux qui aurait pu paraître hasardeuse. Le groupe originel comprenait alors Jean-Pierre Velly, Francis Mockel, Yves Doaré, Georges Rubel, Mordecaï Moreh, Jacques Le Maréchal, Jean Martin Bontoux, Jacques Houplain, Michel Henricot, Etienne Lodého, Fabrice Balossini. Au fil des ans il s'enrichit de nouveaux noms, tels Didier Mazuru, Michel Bron, Lue Gerbier, Slobo, Ljuba, Dana Roman, Hélène Csech, Rosa Estadella, Albin Brunovsky et quelques autres. La première exposition des "Graveurs et Peintres Visionnaires de Paris" eut lieu en octobre-novembre 1976 à la Galleria Don Chisciotte à Rome, présentée par moi. Elle fut suivie d'autres expositions (Rome, 1977 - Paris, 1977 - Rome, 1978 Belford, 1983 - Paris, 1984).  A cette époque le mouvement entra dans une sorte de somnolence, ou plutôt d'activités et d'expositions dispersées, la dernière en date étant la grande rétrospective des oeuvres de Jean-Pierre Velly, organisée en novembre 1993 à la Villa Medici de Rome, à la  suite de sa mort tragique le 26 mai 1990 dans le lac de Bracciano. Il avait 46 ans.


Les artistes visionnaires se caractérisent en général par une connaissance profonde de la gravure, de l’eau-forte, de la peinture ou de l’aquarelle. La maîtrise parfaite du métier est au service d'une inspiration intérieure, ou d'une "vision" qui s'impose à l'artiste dans son être le plus profond.


Q.                     Quels sont les thèmes de l'Art Visionnaire?


Random           L'inspiration vient de la nature, de la mort, de l'apocalypse planétaire, de la nuit, de la naissance des formes et du monde de l'ordre vivant; autrement dit, de tout ce qui témoigne de la rencontre avec l'invisible. Je pense aux "Visages" dessinés par Henri Michaux au cours de ses expériences avec la mescaline, aux terribles fresques peintes par Goya à la Quinta del Sordo, alors qu'il était devenu sourd, aux anges et aux esprits de Blake, à la fascination de la lumière par Turner, aux arbres paradisiaques de Séraphine de Senlis, aux constructions symétriques et étranges de Lesage, aux paysages tourmentés de Van Gogh, aux jardins symboliques et alchimiques de Bomarzo. Les exemples sont innombrables. En définitive, c'est l'oeuvre de l'artiste elle-même qui nous dit si elle est visionnaire ou non.


L'Art Visionnaire existe comme un rapport intérieur et privilégié avec la nature, bien qu'il ne décrit jamais la nature. L'inspiration vient d'une communion profonde avec l'herbe, l'arbre, le nuage, la lumière ou la nuit, l'eau et la vague, l'océan et le ciel. La nature ouvre le langage universel des mythes, des dieux, des formes alchimiques et spirituelles des entités terrestres ou célestes qui symbolisent la puissance du vivant sans cesse en action. L'inspiration des artistes contemporains retrouve celle des grands maîtres d'autrefois: celle d'un Turner, tout à coup saisi et comme possédé par la lumière, celle d'un Odilon Redon ou de Jacques Moreau, qui eux aussi redécouvrent la lumière à travers les formes. La lumière n'est pas seulement le photon qui éclaire, elle porte en elle le mystère de chaque être, elle est cette sensibilité cosmique qui est perçue selon la qualité de chaque être et de chaque créateur. Le visionnaire ne décrit pas la lumière, il la fait naître du dedans, elle irradie des formes et des êtres. Et, certes, chaque créateur la perçoit selon ses qualités et ses perceptions propres, mais tous offrent à travers leurs oeuvres des mondes différents. C'est le cas de Jean-Pierre Velly, de Georges Rubel, de Francis Mockel, de Luc Gerbier, de Le Maréchal, pour ne citer qu'eux: la qualité de leurs tableaux égale celle de leurs gravures.


Leur vision intègre, certes, la mort, mais la mort n'est pas une néantisation; elle demeure aussi insolite et étrange que la beauté, elle fait partie de cette communion de l'artiste avec la nature. Jean-Pierre Velly a par exemple maintes fois illustré ce thème dans ses gravures et dessins sous la forme d'un homme étendu au fond des eaux, ce qui représentait en fait sa propre mort, car il chuta de son catamaran au fond du lac de Bracciano et l'on ne retrouva jamais son corps.


Q.               En quoi le mouvement de l'Art Visionnaire en France se rattache-t-il au mouvement du Grand Jeu?


Random           Le groupe des artistes visionnaires représente aussi un mouvement d'idées qui, d'une certaine manière, se reconnaît dans la génération du Grand Jeu, dont les deux grandes figures furent René Daumal et Roger-Gilbert Lecomte. Aujourd'hui comme en 1930, ces deux mouvements revendiquent l'inspiration-révélation qui naît de la relation de l'homme et de la nature, du monde cosmique comme miroir de l'être d'où surgit la "révélation-révolution", c'est-à-dire la volonté de résister à la désintégration des idées et des formes contemporaines, tout en manifestant un retour aux sources de l'unité, celle de l'être et du connaître. C'est aussi affirmer le retour à une nouvelle conscience où comme l'écrit Yves Doaré: "La vision est vécue comme une ouverture rédemptrice" qui seule peut redonner un sens à la vie et à l'art. Une vision pure qui refuse tous les amalgames ésotériques ou insolites. Il s'agit de retrouver "l'alliance de la couleur, de la matière et de la lumière" écrit Yves Doaré, de redonner un sens réel et intérieur à la vie et à la création. Visionnaire doit aussi se comprendre comme un travail sur soi, une confrontation intérieure et profonde de l'artiste avec la vision qui devient oeuvre. En ce sens l'unité résulte d'une lutte et d'un constant effort d'être. C'est pourquoi on pourrait dire que: "seul l'un est révolutionnaire". .


Q                     Vingt-quatre ans après sa création, quelle est l'importance de l'Art Visionnaire dans le monde?


Random           Aujourd'hui l'Art Visionnaire est devenu aussi un mouvement international et nombreux sont les peintres qui se réclament de l'Art Visionnaire aux Etats-Unis, en Italie, en Tchécoslovaquie, en Autriche, au Japon. De ce fait il existe une tendance, je dirais abusive, à se déclarer visionnaire, sans qu’aucun de ces peintres n'ait le moindre rapport avec l’Ecole de Paris. On voit ainsi apparaître une profusion de peintres dont les oeuvres illustratives sont souvent médiocres ou kitsch et qui se proclament tous seuls "visionnaires".


Q                    L'Art Visionnaire concerne-t-il uniquement les peintres figuratifs?


Random           La majorité des peintres dits visionnaires sont en effet figuratifs, mais la vision dépasse la forme. Un peintre abstrait comme Joseph Sima était essentiellement visionnaire par une véritable recherche métaphysique de la lumière. Disons que la forme est libre. Toute forme peut servir de support à l'expression visionnaire. L'inspiration révèle l'artiste au-delà de l'oeuvre. L'oeuvre et l'artiste représentent symboliquement le Ciel et la Terre, de leur conjonction naît la vibration et le sens réel de l'oeuvre. En ce sens l'oeuvre est elle-même comme le support de la purification alchimique, de son approfondissement naît l'or ultime; l'oeuvre est pour l'artiste analogue à la quête du Graal, la réalisation de l'artiste et de l'oeuvre sont une unique expression.


Q                    Quelle différence y a-t-il entre fantastique et visionnaire?


Random           On peut dire que l'Art Visionnaire commence où l'Art Fantastique finit. La frontière n'est pas toujours évidente. Le fantastique est une exaltation de l'imaginaire, il l'étire dans l'espace-temps, il bâtit le monde conceptuel des "Possibles". Il existe une infinité de "possibles" qui sont à leur tour comme autant de semences ou de microcosmes d'autres "possibles". L'imaginaire n'a de limites que dans ses propres facultés de représentation. Il projette et invente sans cesse des images et des formes nouvelles, qui, cependant illustrent le contexte culturel et l'imaginaire propre à chaque temps. Le XVè siècle fut hanté par le Diable et nous lui devons les représentations fantastiques des démons et des gueules infernales avalant les pécheurs dans les feux de l'enfer. On a abondamment illustré les diables et leurs tortures pour que nous comprenions aujourd'hui que rien n'a changé, si ce n'est que les diables ce sont les hommes eux-mêmes. Le fantastique contemporain est trop souvent le reflet insoutenable d'une réalité qui dépasse dans le réel l'horreur imaginaire.


L'inconscient collectif a pris la place du Diable, et l'horreur fantastique est chaque jour présentée comme une banale information. Dans l'Art Fantastique de Giger, de Beksinski, de Dado pour ne citer qu'eux, il y a une complaisance absolue de l'horreur qui, paradoxalement, et parce qu’ils vont aux extrêmes possibles, devient presque banale, tant l'actualité rattrape vite dans notre monde, la pire des fictions. On peut, en ce sens, s'interroger sur les pouvoirs des "visions fantastiques" qui précèdent si dramatiquement la réalité. L'inspiration visionnaire peut être subjective et intérieure, mais elle procède d'une essence méditative et non descriptive. Aussi ses créations restent indépendantes du contexte culturel. Elles sont le jardin secret de la révélation propre à l'artiste.


L'Art Fantastique amplifie le miroir des formes et du temps, l'Art Visionnaire polit le miroir du regard et y découvre l'image cachée. Le fantastique contemporain est souvent une nouvelle descente aux enfers, mais il peut aussi magnifier la réalité, lui donner toutes les dimensions de l'imaginaire en créant par exemple l'architecture de la démesure, en inventant des mondes nouveaux en associant les formes biologiques et végétales, des animaux aux hommes, en projetant des villes étranges et fabuleuses. Le fantastique exaspère la ligne de partage entre la raison et la folie. Sa démesure est obsessionnelle, érotique, macabre, magique, envoûtante. Le fantastique se sent tous les droits parce qu'il les viole tous. Il semble que la fascination d'un certain fantastique morbide et hallucinatoire contemporain corresponde bien aux pulsions parfois démentielles et à peine voilées de l'homme moderne. Dans "fantastique" existe parfois "anecdotique"; alors que l'Art Visionnaire fait apparaître et "donne à voir", comme disait Paul Eluard, des réalités intérieures. En un sens, l'Art Visionnaire s'oppose au fantastique car, s'il descend dans notre plus profonde subjectivité, c'est pour parvenir à une expression presque impersonnelle. Ce qui est tout le contraire du fantastique, exubérant et outrancier.


Q                         Cette communion de l'homme et de la nature est-elle une forme de mystique?


Random                Il ne faut pas craindre le mot si on peut lui donner le sens d'union subtile. Nous sommes nous-même "nature", et rien n'est plus vrai que le sentiment de se ressourcer ou de trouver un état différent, une harmonie nouvelle dans la nature. “Il faut (disait Caspar David Friedrich) que je reste seul et que je sache que je suis seul afin de contempler et d'éprouver la nature. Je m'abandonne à ce qui m'entoure, m'unir à mes nuages, à mes rochers, pour être ce que je suis”. De même Paul Klee se définissait "un point d'appui cosmique". L'artiste ne fait donc qu'un avec une réalité globale pour y discerner sa propre réalité locale. Processus qui permet de soulever l'apparence des choses, de découvrir leur géomancie et leurs rapports intimes, il nous appelle à être plus que voyeur ou spectateur, à créer au sens fort du terme l'évènement intérieur. Ce qui est vu, existe comme une pure création, une infime mais nouvelle possibilité de l'être, car mystérieusement notre étroit fini est sans cesse interrogé par notre propre infini. Dans ce sens on peut évoquer une forme de mystique intérieure à l’artiste en qui s'élabore la création. Le visionnaire recherche non l'insolite ou l'étrange, mais la relation avec la lumière ou la nuit: le monde visible vibre d'invisible, de vie, de mort, de lumière et de beauté. Le peintre visionnaire annule le dedans et le dehors, qui sont vécus comme une même réalité. Beaucoup de peintres comme Ernst Fuchs ou Arik Brauer notamment, sont des fantastiques visionnaires. La frontière est souvent imprécise. Pour illustrer ce passage qui caractérise nombre de leurs oeuvres entre le figuratif, le symbolique et le visionnaire, je dirais qu'ils se réfèrent à l'Illimité, au sens où l'employait le poète Milosz dans Ars Magna, l'Illimité, c'est déjà la sensation de la totalité. "Là-bas, je ne sais où, l'immobile illimité; ni mouvement ni lieu, un je ne sais quoi qui est un total de tout ce qui est, de tout ce que je sais et de tout ce qui me reste à apprendre; un contenant non situé, cela même vers quoi je vais, vers quoi se hâte tout le mouvement de l'infinité des indescriptibles". Pour préciser, disons qu'à côté d'oeuvres totalement visionnaires comme celle de Jean-Pierre Velly, il est fréquent de ne découvrir qu'une ou deux oeuvres réellement visionnaires dans toute une vie d'artiste.


Q                         En quoi l'Art Visionnaire est-il à la fois "révolutionnaire" et une expression de notre temps?


Random                Nous vivons une réalité nouvelle faite de terribles contrastes: celle d'un siècle qui, pour la première fois dans l'humanité, pose la question de la survie planétaire, et qui en même temps exprime une vision unitaire nouvelle en Occident - où physique et métaphysique, science et tradition, biologie du vivant et art redécouvrent un sens convergent et complémentaire. Notre siècle a changé, si j'ose dire, de code, nous sommes passés de l'ordre de la vie à celui de la survie. La survie de la planète est liée au sens de l'unité fondamentale de toute chose, c'est-à-dire aux forces qui intègrent les processus au lieu de les dissocier, et en particulier ceux de l'art et de la pensée. L'art peut nous aider à résister aux forces désintégratrices de la pensée technologique moderne et de la science réductionniste du XIXème siècle, toujours au pouvoir. Si elle veut survivre, la pensée occidentale doit entreprendre une profonde et totale mutation. Cette mutation ne peut être que révolutionnaire, car l'ordre établi devra changer de fond en comble, l'art y compris.


Q               Comment le mouvement des peintres visionnaires a-t-il vécu ce quart de siècle?


Random      De fait, entre 1970 et 1994 vingt-quatre ans ont passé, le message des "Graveurs et Peintres Visionnaires" n'a fait que croître en réalité. Durant cette période, le visage de la planète a basculé, l'intelligence, aliénée à l'Est, s'est libérée dans le chaos économique et social; en Occident, l'intelligence réductrice et dualiste continue à fournir des recettes et des formules simplistes à une situation extrêmement complexe et à une société qui découvre la fin d'une relative prospérité et s'effondre elle aussi dans un autre chaos économique, social et politique. Enfin le dualisme occidental est si manichéen que l'Orient peut le manipuler à sa guise et le réduire à sa merci. L'Occident est vulnérable parce que construit sur des idées et des concepts abstraits. Ainsi, que signifie en Occident le fait que rien n'est séparé dans l'univers, que tout agit et interagit sur tout, y compris notre pensée?


La nouvelle physique a beau nous le dire, cela n'est pour nous qu'une idée abstraite, alors qu'en Orient c'est une réalité vivante depuis des millénaires. Dire à un oriental que l'énergie physique, psychique et spirituelle ne sont qu'une seule et même énergie, c'est enfoncer des portes ouvertes. C'est pourquoi comprendre le sens de la vision, c'est déjà comprendre que plus les énergies sont fines et subtiles, plus elles sont agissantes. La matière n'est que pensée. De même la vision ne peut se réduire aux paradigmes de l'observable et du reproductible car la 'vision" intègre l'ensemble de la complexité homme-univers.


Heureusement le "Je ne suis pas au monde" de Rimbaud retentit de temps à autre, pour nous rappeler que cet autre monde, c'est avant tout le nôtre. Quand le peintre visionnaire associe le brin d'herbe à l'étoile, il nous rend présent le message unique de l'infiniment petit et de l'infiniment grand. L'artiste, comme le scientifique, sait qu'il n'existe qu'une question d'échelle, et que l'homme fait totalement partie de ce Tout, de cette réalité holistique, qu'il participe dans cette totalité d'une réalité terrienne et cosmique à tout instant. S'il est une vision, c'est bien celle là.


Q               Vous rejetez donc en bloc l'art du XXème siècle?


Random      L'histoire de l'art reflète étroitement celle de la pensée et de la vie sociale et spirituelle. On ne peut rien changer à l'histoire ni à l'art qui en est l'expression. Rejeter quoi que ce soit n'aurait aucun sens, mais affirmer de nouvelles valeurs en a un.  A travers les siècles on voit apparaître des cycles de mort et de résurrection: l'art comme les symboles s'appauvrit ou s'enrichit. Il est évident que toute chose a un sens, que la vie ne peut indéfiniment être une révolte dans un monde absurde et aliénant. La réthorique pour la réthorique, l'art pour l'art, la forme pour la forme, la révolte pour la révolte triomphent quand il n'y a plus rien à chercher ni à trouver. Tout processus outrancier, de même que le rationalisme pur et dur, deviennent irrationnels et contre nature.


Aujourd'hui, science et métaphysique ou science et traditions retrouvent un langage commun et s'accordent pour définir l'unité de l'homme et de l'univers. Ce sens de l'unité (ou interaction) de l'homme et de l'univers est une révélation fondamentale que l'Occident retrouve avec force, ce qui le rend à nouveau proche de l'Orient, lequel n'a jamais perdu cette vision. L'Art Visionnaire répond parfaitement en ce sens à l'actualité de notre temps et nous rend contemporain de lui. Il ne s'inscrit pas dans la transposition des images technologiques, dans l'illustration du chaos planétaire, mais dans la dénonciation de ce chaos, comme chez Jean-Pierre Velly et, en cela, il se retrouve proche de l'art oriental pour qui l'unité cosmique est une réalité indiscutable et vivante. En fait, nous vivons un temps sans doute fantastique mais aussi visionnaire, si la vision de vivre et de survivre dépendent de notre ouverture consciente sur le monde et sur nous-même. C'est pourquoi l'Art Visionnaire s'oppose à tout ce qui détruit ou aliène l'être; à “ l'Homme en miettes " déstructuré par la civilisation moderne qui oppose l'homme à lui-même et lui fait perdre le sens de son unité fondamentale.


Q                    Quel est le rapport entre l'art traditionnel et symbolique et l'Art Visionnaire?


Random           Tout art traditionnel est naturellement symbolique, et tout symbole est souvent rituel et magique, ou "chargé de vie". Le symbole exprime les trois niveaux de la réalité et son unité visible et invisible. En ce sens, l'art traditionnel est naturellement sacré, magique et visionnaire. L'art traditionnel s'exprime le plus souvent à travers des symboles dont le plus fréquent est la spirale, le symbole même de la Création. Or les symboles sont l'écriture et le langage de l'Absolu. Il existait dans les sociétés traditionnelles une science très vaste des symboles permettant de pénétrer les secrets de la Création, des énergies, des sons; ils révélaient aussi le destin propre à chaque être. Il existe un pouvoir et une connaissance immense dans les symboles, mais nous en avons perdu en grande partie la clef. Le plus parfait de ces symboles, sous forme d'un gigantesque mandala de pierres, est certainement Borobudur, dans l'île de Java. Et sa "lecture" paraît aussi infinie que celle de la Création elle-même.


Q                    Les peintres surréalistes revendiquaient la puissance onirique du rêve, quelle distinction faites vous entre le rêve fantastique et le rêve visionnaire?


Random           Le Surréalisme avait l'ambition d'ouvrir une perception onirique de la réalité, de ce fait, il existe des oeuvres proprement visionnaires dans le Surréalisme, comme celles de Tanguy notamment, beaucoup d'oeuvres de Max Ernst le sont, la période métaphysique de de Chirico, et un grand nombre d'oeuvres de Dalì, pour ne citer que les plus grands. Cela dit, je suis personnellement toujours fasciné par les grandes oeuvres où le fantastique et le visionnaire s'associent souvent de manière ambiguë, je pense par exemple au tableau de Magritte Madame Récamier, d'une terrible éloquence, car la robe blanche de la dame jetée sur le lit pend à terre, mais elle est en partie recouverte par un lourd cercueil posé sur le lit. On pourrait longuement commenter ce tableau tant la fragilité de la robe et l'implacable contraste entre ce symbole de la féminité abandonnée et le lourd cercueil sont éloquents.


Le grand maître de tous les maîtres reste évidemment Jérôme Bosch, et je ne ferai que le citer, tant l'ensemble de son oeuvre, et le Jardin des délices en particulier, associe le fantastique, le visionnaire et le sens alchimique dans une totalité initiatique confondante. Il en est de même de certaines oeuvres d'Ernst Fuchs, dont le tableau Der Fall von Sodoma und Gomorrha offre un bon exemple de l'union du visionnaire, du fantastique et de l'art alchimique. C'est dire que l'art dans sa plus haute expression prend possession de notre imaginaire, mais aussi de notre essence la plus profonde, au sens où, plus que d'être en présence d'une oeuvre fantastique ou visionnaire nous sommes "visionnés" par l'oeuvre, comme si nous étions tout-à-coup tirés hors de notre léthargie pour assister en nous à l'apparition d'un autre monde.


Dans les rêves, le surnaturel frappe quelquefois à la porte à travers des scènes en apparence fantastiques, et nous comprenons seulement beaucoup plus tard combien ces rêves, à l'image de certains tableaux, étaient des signes ou des annonces prémonitoires et visionnaires.


Q               Quelle place donnez vous à l'Art Fantastique et Visionnaire dans le futur?


Random           Le futur est déjà présent avec toutes ses implications virtuelles. Les ordinateurs et les nouvelles technologies interactives créent du fantastique à profusion. Mais c'est du pseudo-fantastique, du fantastique de pacotille qui agit comme une drogue. De toute manière, l'instrument ne remplace jamais le créateur, il lui donne seulement des possibilités nouvelles. Il faut donc rechercher des créateurs et leur donner les moyens de s'exprimer quelles que soient les technologies. Cela dit, l'homme reste ce qu'il est, avec ses rêves, ses émotions, son besoin de beauté et même de merveilleux. La survie de la planète passe par l'humanisation et non par les technologies qui robotisent l'être. En ce sens, on peut dire que l'ouverture de la conscience préfigure dès aujourd'hui l'ouverture de l'art. Et l' oeil, le regard intérieur et la conscience sont à la recherche d'une totalité visionnaire. Cette tendance est particulièrement vraie en France, dans les pays de l'Est, en Autriche, et sous des formes plus naïves mais passionnantes aux Etats-Unis. De toute manière, l'unité de la nature et celle de l'homme sont une seule et même chose. On ne peut qu'aller dans le sens de la nature si nous voulons survivre, tout autre choix est évidemment de courte durée et suicidaire. Ce qui distingue la vision, c'est qu'elle est précisément hors du temps et des modes. Elle s'inscrit en quelque sorte comme une effraction dans tous les styles, elle décale, dans une subite apparition, l'ordre établi. La vision préexiste aux formes et se sert de toutes les formes pour faire ce qu'elle veut. Enfin, un art qui témoigne de la plénitude d'être, qu'il soit occidental ou oriental revient naturellement aux sources de l'enchantement. En clair, une gravure et un tableau resteront toujours ce qu'ils sont, mais inversement la Peinture, la musique, la danse, le chant, tous les arts fondamentaux sont appelés à créer r-• ensemble de nouvelles symbioses, à se compléter dans une grande spirale créatrice, et ceci parce qu'il existe désormais un énorme public à l'échelle mondiale qui demande à l'art et à la culture un nouveau sens de vivre. De grandes mutations se préparent, le public est avide de tout ce qui est beau et qualitatif, le règne du laid s'est effondré et n'aura, je l'espère, plus jamais de sens.