Velly      Roberto Tassi (1921-2002)
 
 


Roberto Tassi


Oeuvre au noir


la Repubblica, 22 octobre 1993



Dans le quatrième chapitre du chef d’oeuvre passionant qu’est le film Heimat 2 de Edgar Reitz, on rencontre un personnage, Angscar, sur lequel la voix off du protagoniste Hermann explique que s’il on avait pu connaître à l’avance sa mort prématurée et accidentelle, quasi imminente, on aurait alors perçu les petits signaux de cette disparition, dispersés tout au long de sa vie. Et c’est plus ou moins ce que l’on entend par le mot destin. En effet plus loin dans une scène, Angscar demande à Evelyne, sa fiancée, si elle croit au destin, et, avec toute cette grande liberté dont elle est dotée, elle dit que non. Mais Angscar y croit, lui, il le ressent au plus profond de lui-même. Il m’apparait que cela ressemble au cas du peintre Jean-Pierre Velly, qui est mort de façon impromptue il y a trois ans dans les eaux du Lac de Bracciano, laissant interdits ceux qui le savait travaillant heureux dans la force de l’âge, ceux qui n’avaient pas interprété ces signes avant coureurs que l’on voit aujourd’hui dans son oeuvre comme dans sa vie.


Une exposition commémorative et rétrospective s’inaugure à Rome, à l’Académie de France, où Velly fut pensionnaire et travailla à l’époque où elle était dirigée par Balthus (exposition rétrospective présentée par Jean-Marie Drot et par Marisa Volpi, organisée par Giuliano De Marsanich, et dédiée à Pietro Barilla); magnifique exposition, envoûtante et pratiquement complète, à qui la mort a conféré une distance qui semble la placer dans une éternité à peine entamée. Mais il manque, à vrai dire - parce qu’encore sur les murs de la Fondation Magnani où est encore exposée la Collection Barilla - cet Autoportrait de 1988, tellement dramatique, bouleversant et entouré de noir, noirs les cheveux, noirs les yeux contre le fond noir du tableau, qui apparaît maintenant comme l’un des plus criant de ces fameux signaux. À l’exposition romaine il y a d’autres étonnants et tragiques autoportraits, des dessins; mais deux d’entre eux, Autoportrait à la main gauche et Autoportrait à la montre, avec l’objet au premier plan qui indique la mesure du temps fugitif et déterminé, le crâne sur l’étagère derrière la tête, fait de peu de traits comme s’il était dans un différent espace symbolique; ces deux dessins semblent, plus encore que le tableau, touchés par l’ombre de la mort.


C’est en entrant dans l’atelier que Velly avait à Formello, petite ville où il alla s’installer à peine sorti de la Villa Médicis, que les signes, en voulant les voir, s’étalaient au grand jour; l’atmosphère sans lumière, antre, lieu de travail d’un homme blessé; du haut de l’étagère les orbites vides des crânes et bucranes observent, des os lavés, attachés à des cordes sont suspendus ici et là, ou dépassent des boites ouvertes; fleurs et herbes, mortes ou sèches, moribondes et pâles, traînent un peu partout. Velly était un véritable poète, un homme humble, très doux et souffrant; il était, comme il l’avait écrit, un locataire, un hôte de passage sur la Terre. Il fut graveur, dessinateur, aquarelliste et peintre d’une grandeur que peu ont bien voulu reconnaître, mais au moins Mario Praz pour la gravure, Jean Leymarie et Alberto Moravia pour le reste, et puis nous tous ses admirateurs et amis: d’une grandeur qu’aujourd’hui, avec le lent cheminement des choses profondes et difficiles, se reconnaît et sera reconnue grâce à cette exposition et ses répercussions.


Marisa Volpi, dans son introduction parle, entre autres, de Jean-Paul, de Schelling, de Otto Runge, et nous ramène bientôt dans les plaies où le Romantisme s’est le plus égaré, dramatique, ontologique et lumineux. Elle nous oriente vers l’atmosphère exacte ou tout au moins nous fourni un cadre dans lequel nous pouvons caser l’oeuvre de Velly. Un tableau comme Après est sur ce rivage dangereux, dans cette lumière incertaine, mourante du crépuscule ou celle naissante de l’aube, justement le “jour nocturne ou la nuit diurne” de Schelling, avec ce ciel très haut parcouru de vapeurs foncées qui se teignent d’azur, avec ses fleurs qui s’éteignent et tremblent dans l’obscurité.


Mais il y a des jours où dans l’atelier de Formello entre la lumière presque joyeuse de l’espérance, et la mélancolie se fait plus légère, presque plaisante, amie: un tableau comme Fiori sul mare semble accueillir une disposition contraire à Après; domine le bleu entre ciel et terre et les fines tiges d’herbes, des fleurs, mis dans un vase sont peints avec une lumière dorée; tout est léger, aérien, évanescent; mais ce sentiment né romantique au fond est le même, il ne peut être modifié, puisqu’il s’agit de la racine même de son inspiration. Fleurs et mer sont le sujet fréquent des années entre 1983 et 1988: la mer qu’il a dans la tête est un souvenir d’enfance de la Bretagne, où Velly est né; les fleurs qui sont les vestiges d’un jour, amours en cage, narcisses, boules célestes des chardons, et les herbes, les arbustes désolés, ramassés au cours des promenades de bord de mer le long du rivage, déposés sur le devant d’une fenêtre, sur la plage, devenus parfois de simples nervures réfléchissant la lumière de la lune contre le ciel nocturne, navires colorés, vestiges précieux abandonnés par la marée.


L’aquarelle, technique d’autant plus propice à mener vers la poésie que vers le plaisir d’être admiré, technique dont Velly est maître - l’un des rares que je connaisse - d’une telle maîtrise qu’elle domine les oeuvres de cette période. Auparavant, pendant près d’une décennie - de la moitié des années soixante à la moitié des années soixante dix, la gravure était le champs de tout son labeur; et elle était exclusivement en noir et blanc. Fragmentée, visionnaire, parfois féroce, dans ses nombreuses planches impressionnantes Velly avait transféré ses angoisses, son désespoir et son jugement, presque une condamnation de son époque. Dans ses aquarelles ce drame est délivré, comme réabsorbé, pas tant qu’une ombre cachée, une sombre tension, déposée et à rechercher comme en filigrane dans les replis de leur beauté.


Ces dernières années, Velly avait commencé à peindre des paysages aux horizons s’étendant aussi bien sur terre que sur mer; terre du Lazio, avec ce dégradé des collines, précipices, villas cachées par le feuillage des arbres; mais aussi de grands arbres isolés, de vieux chênes, troncs noueux et tourmentés aux écorces arides. Sa vision s’agrandissait, recueillait l’espace, portant son tourment et son sens romantique à une échelle accrue; sans abandonner aucunement la précision de son trait, des objets, de chaque feuille, de chaque rayon, de chaque nuage, de chaque branche. Et c’est justement cette union entre la minutie des détails, pratiquement des cellules et la grandiose transfiguration de la lumière, entre la micrographie et l’espace immense que s’est incarné le dernier legs de Velly.






traduction/adaptation: P.H.

 

lire la présentation de Roberto Tassi 
à l’exposition de la Galleria San Severina de Parma (1989)Tassi_1989_fra.htmlTassi_1989_fra.htmlshapeimage_2_link_0

Roberto Tassi (1921-2002) est né à Naples. Il a vécu à Parme à partir de 1924. Critique et écrivain d’art, il écrit depuis 1954. Il s’est distingué par de nombreux textes sur Constable, Bonnard, Vallotton, Otto Dix, Permeke, Morandi, Arturo Martini, de Stael, Graham Sutherland