Velly    Silvia dell’Orso (1991)
 
 

Cet essai ne devait pas être un regard rétrospectif de l’œuvre de Jean-Pierre Velly, mais l’heureuse constatation d’un travail toujours actif, continuellement alimenté par une veine géniale et infatigable.


Cela aurait été le cas jusqu’à l’été dernier, où Velly a disparu dans le lac de Bracciano, lors une promenade en bateau; victime d’une mort par noyade, de mémoire éliottienne, qui a mis un terme à son activité d’homme et d’artiste.


Une activité commencée en 1943 à Audierne, sur la côte bretonne où il est né, et qui s’est prolongée à Toulon, Paris, Rome et Formello, petite bourgade fondée par les Etrusques où Velly a voulu s’installer après son séjour romain en tant que pensionnaire à la Villa Médicis.


Velly arriva à l’Académie de France en 1967, vainqueur du Grand Prix de Rome en taille-douce, quand le directeur de cet institut glorieux était Balthus. Trois ans et quatre mois d’un travail assidu, après un apprentissage comme graveur et peintre à l’Ecole des Beaux Arts de Toulon et de Paris.


Et c’est grâce à la Clef des Songes que Velly remporta le Grand Prix de Rome, le dernier attribué en taille douce, avant sa suppression; un grand burin sur cuivre exécuté en 1966 qui dans la richesse de sa composition et dans sa brillante qualité technique offre un exemple plus que généreux de la stature de cet artiste.


La gravure a constitué pour Velly son premier mode d’expression; la combinaison essentielle et acétique du noir et du blanc, et sans doute la force corrosive du burin, s’est révélée géniale à sa nature visionnaire (même si dans les derniers temps, Jean-Pierre Velly gravait beaucoup moins, se consacrant plutôt à la peinture à l’huile ou à l’aquarelle, offrant à la couleur qu’une seule occasion d’apparaître dans sa gravure).


Depuis 1979, l’année de création de Les Temples de la nuit, eau-forte et burin sur cuivre qui présage iconographiquement les thèmes de son nouvel univers pictural, Velly n’a exécuté que six cuivre, Restes (1980), Le rat mort (1986), Fleurs d’hiver (1989), Fleurs des Champs (1989), Arbre (1989), L’ombre, La lumière (1990); l’on reconnaît dans ceux-ci sa peinture, tranchant la césure qui existait entre son œuvre gravé et son œuvre peint. Une césure générée essentiellement dans la diversité : la peinture, certes plus appropriée à la vision d’ensemble, la gravure, intermédiaire idéal pour accéder à l’infiniment petit, sans toutefois entraver la plénitude de la représentation.


Un art tout intellectuel que celui de la gravure, qui naît du cerveau comme Athéna de la tête de Zeus, et puis qui, à travers des parcours intérieurs, se focalise sur le cuivre en traits petits ou grands, linéaires ou tortueux, imperceptibles ou profonds, légers ou tourmentés. Une écriture à la pointe du burin qui, sans recourir à un alphabet, inscrit un peu à la fois son vocabulaire, se fait parfois descriptif et parfois narratif, racontant des choses difficiles à percevoir du premier coup d’œil.


Il en est allé ainsi pour Velly, dont le travail a révélé dès le début la volonté de faire cohabiter dans le même espace le fini et l’infini, la nature et la civilisation  industrielle, la beauté et la monstruosité, avec une étonnante attitude métaphorique qui semble impliquer une dimension temporelle.



Dans Maternité au chat, eau-forte et burin de 1967, on assiste à la genèse d’une

puissante figure féminine, mais aussi à sa transformation progressive en clef

anatomico-technologique.




Il en va de même pour Rosa au Soleil de l’année suivante,
où la même femme, mollement allongée au premier plan de la composition possède son alter ego en forme d’automate digne d’une “wunderkammer”.



Les gravures de Velly sont des histoires sans début ni fin ; c’est comme si l’artiste nous faisait prend part  à ses fantasmes, parfois inquiétants, de son esprit rempli d’imaginaire. La lecture d’une seule planche requiert à la fois du temps et de la patience devant à tant de découvertes toujours nouvelles qui modifient à chaque approche la perception de l’image.


Dans son bagage, une riche troupe d’interprètes du « sublime », explorateurs téméraires des territoires de l’imaginaire - Füssli, Blake, Friedrich, Runge, Moreau, Bocklin -  mais avec un oeil toujours vigilant aux maîtres de Nuremberg, Schongauer et Dürer surtout, aux créateurs d’images mystérieuses comme Bresdin, sans oublier Hercules Seghers et Rembrandt.

Du Nord comme Velly, dont le long séjour romain a sans doute apporté ces dernières années une nouvelle sensibilité chromatique (dans les paysages peints), laissant indemne la production gravée, encrée tenacement à un monde de visions appelées à exprimer, avec une abondance d’inventions, les thèmes de la naissance, de la vie, de la mort. Ce sont en effet les leitmotivs des sujets de Jean-Pierre Velly; ses gravures font inexorablement allusion à la vanité de la vie. Pas besoin ici de crâne (même s’ils ne manquent pas), ni de clepsydre, comme pour les peintres flamands du XVIIè siècle ; il suffit du présent, qui par définition n’existe pas, traduit sur le cuivre avec un sens de religiosité laïque, qui déclare l’incapacité de l’homme à comprendre entièrement le mystère de la vie.


Dès ses premières planches, aux accents légèrement surréalistes, Velly est passé à la dimension du récit halluciné dans lequel l’homme joue un rôle pareil à n’importe quel autre être animé ou inanimé.



La Main Crucifiée, une eau-forte de 1964,
contractée dans le spasme de l’agonie et rendu semblable à l’aridité du bois, ou encore dans la série intitulée Grotesques, exécutée entre 1965 et 1966, où les contorsions tourmentées de la ligne donne forme cette fois-ci à un vaste éventail de monstruosité humaine. Images qui pourraient peupler les pages d’une miniature médiévale ou faire partie d’une architecture complexe d’une lettrine ou encore des figures zoomorphes du Baptistère de Parme, une frise pullulante de figures grotesques qui ornent tant d’édifices romans et gothiques.




Le chaos, uni au sens de l’horror vacui,
encore une fois typiquement médiéval,

perce le mur de ses visions dans Tour tuyau par exemple, une eau-forte

de 1965...







... ou dans Paysage Rocheux de la même

année, contenant de tout petits hommes

perdus au milieu de champignons géants,

arbres et de cirrhes.








Vielle Femme et la Clef des Songes de 1966 nous parlent du temps et des âges de la vie.





Le regard rebondit de la jeune femme aux traits durériens de la Clef des Songes au corps défait de la Vieille Femme, témoin impassible d’une vie désormais privé de charmes. La maîtrise n’est jamais une fin en soi. La technique de Velly est juste un instrument, comme les lettres de l’alphabet ou la grammaire des poètes. L’objectif premier de sa formation artistique, son habilité technique fait désormais partie de son patrimoine génétique, se pliant sans entrave à ses caprices saturniens.


C’est pourquoi dans une gravure comme le Massacre des Innocents (1970-1971), la surprise n’est pas seulement suscitée par la richesse du détail, mais du fait que vu à une certaine distance, elle semble glisser dans un paysage sans horizon, et que si l’on s’approche, on se rend compte comment l’effet d’ensemble de cette planche est le fruit d’un authentique délire de minuscules silhouettes, et si on s’éloigne de nouveau on est atteint par d’autres informations visuelles.



Machines et corps éventrés, têtes narquoises de vieillards qui flottent dans le ciel à l’instar des nuages.  Dans Maternité I et II (1967), le mystère de la vie se fait plus que jamais inquiétant avec ces sphères compactes qui semblent déchirer le ventre de femmes agonisantes.


Maternité I e II


Alors que l’on ne peut ignorer Bosch dans des œuvres comme Tête Flottante (1966) et Mascarade pour un rire jaune (1967).



Tête Flottante

                                                      

Mascade pour un rire jaune



La suite de 1970 titrée Métamorphose gravée au burin, à l’eau-forte et à la pointe-sèche, qui ensemble ou séparément reprennent tout le répertoire graphique de Velly, égalise dans un inexorablement mouvement métaphorique les hommes aux plantes, les plantes aux animaux, les animaux aux objets dans le sens qu’ils font tous partie d’un même univers où tout se transforme.






Et en arbre se transforme aussi la femme allongée sur le côté dans les Temples de la Nuit (1979) : nouvelle Daphné qui laisse généreusement la place au monde végétal qui s’approprie l’imaginaire pictural de l’artiste depuis quelques années et qui annonce en même temps son prochain schéma iconographique.






Le parcours est pratiquement fini, avec des fleurs des champs dans un dialogue avec la peinture, mais il y a aussi le Rat Mort qui rappelle le réalisme cru du Bestiaire perdu, et Restes, une gravure de 1980 qui propose deux registres, celui du fini et de l’infini, là où l’accumulation informe de carcasses, épaves, insectes, contrefaçon mélancolique de la nature où le ciel est peuplé de nuages d’arbres, de branches crochues et dépouillées.






Bibliographie essentielle


Jean-Pierre Velly, l’Oeuvre Gravé 1961-1980, D. Bodart

Préface de M. Praz, Roma-Milano 1980


J. Leymarie e A. Moravia, Au delà du temps, Aquarelles de Jean-Pierre Velly,

Galleria Don Chisciotte, Roma 1988


R. Tassi e G. Soavi, Jean-Pierre Velly, Milano 1988


R. Tassi, Jean Pierre Velly, Parma 1989


I. Rossi, le incisioni di Jean Pierre Velly, in Annuario della grafica in Italia, numero 1989.



Arte fantastica e incisione, Incisori visionari dal XV al XX secolo, a cura di Paolo Bellini, Milano 1991, pp. 140 – 144.

 

Silvia dell’Orso

Art fantastique et gravure, Graveurs visionnaire du XVè au XX siècle, de Paolo Bellini, Milano 1991, pp. 140 – 144.

Traduction Pierre Higonnet

Quelques années se sont écoulées depuis la mort de Jean-Pierre Velly et le nombre de personnes qui connaissent son oeuvre est encore trop faible, travail lié à la plus noble tradition de la gravure et de la peinture, mais effectivement doué d’une charge personnelle qui l’a emmené bien plus loin que les confins des horizons déjà explorés.


Silvia dell’Orso

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Maria Lombardi

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