Velly  Fausto Gianfranceschi
 
 


I.


La campagne au nord de Rome est un des lieux les plus sauvages d’Italie. Pour la visiter, il faut délaisser les routes goudronnées et se diriger vers les bois, sentiers, étangs, prairies habitées de boeufs et de chevaux. Un monde oublié à l’oeil du citadin, qui parfois l’aperçoit dans de vieux tableaux de paysage ou, plus communément par des illustrations des publicités qui mélangent aux splendides visions naturelles des produits du commerce aux étiquettes falsifiées et retouchées. Même en route, l’oeil est prisonnier de l’attention portée à la conduite et les seuls angles de la nature que l’on peut entr’apercevoir proviennent des affiches des panneaux publicitaires.


Pour faire du hors piste le cheval est le meilleur moyen. Quelque soit l’allure donnée à l’animal - pas, trot, galop - on est en harmonie avec se que l’on voit, au rythme du regard posé ou pour le goût de la course amicale avec le vent qui joue avec les couleurs du ciel et de la terre. On est suffisamment haut pour ne pas être entraîné par le sentiment; on est tellement dominé par le puissant instinct de la chevauchée, que l’on est naturellement emporté par la sensation d’une antique noblesse; on peut librement se déplacer où est attirée la curiosité. Et la respiration s’enfle en accord avec le grand souffle des choses.


J’aime ces longues promenades où se révèlent des images cachées, un moulin en ruine près d’un pont squelettique au dessus d’une cascade d’un torrent, un sentier à demi recouvert de ronces, une antique voie romaine oubliée, un monastère écroulé en haut d’un piton rocheux aux pâles résidus de fresques, une forêt si obscure et dense qu’on la croyait le fruit d’un souvenir d’une vieille légende.


Un après-midi d’hiver, rentrant, je fus pris dans une averse et arrivai trempé à l’écurie. Après avoir remisé le cheval, je m’arrêtais au village le plus proche, Formello, afin d’avaler une boisson chaude. Pendant que je buvais mon chocolat, quelqu’un m’appela; je me retournai et vis Jean-Pierre Velly. J’étais heureux de le revoir après de si nombreuses années. Velly était arrivé à Formello par un itinéraire bien différent du mien, venant de beaucoup plus loin. Aujourd’hui nos chemins se croisaient à nouveau dans ce village à moitié rustique et à moitié ruiné par la proximité avec la capitale.


Breton, Jean-Pierre gagna à Paris le Prix de Rome avec une extraordinaire gravure au burin, La clef des Songes que je possède. Dans un paysage chimérique aux minutieux rendus, une jeune femme nue, enceinte, domine la scène de sa beauté triste.


Le Prix était une séjour à la Villa Médicis et c’est là que je connus Jean-Pierre, là où j’acquis La clef des Songes. A cette époque, ce curieux français aux cheveux frisés, au regard intense, était très jeune, mais de sa passion se devinait le destin de l’artiste privilégié. J’ai suivi sa carrière ascendante jusqu’au succès, lui achetant de l’oeuvre et recevant des hommages de lui; mais bientôt un galeriste intelligent fit grimper les prix si hauts de les soustraire à ma convoitise.


Pendant que j’écris, j’ai devant moi une de ses meilleures feuilles que je possède, un dessin à la pointe d’argent - la technique de Pisanello. Du blanc flotte la tête d’une jeune fille à la dense chevelure, l’expression sévère, pas l’esquisse d’un sourire, le regard arrêté, une lueur d’épouvante, comme si elle voyait ce qui de l’avenir était inconnu. Les linéaments réguliers, peut-être légèrement gonflés, elle n’est pas “mignonne”: dans son âme, et dans le style de notre artiste agissent une force plus importante que le goût de séduire avec l’agréable.


Velly est un maître du trait gravé, dessiné, ou aquarellé. Depuis quelques années il a commencé à peindre à l’huile et son monde s’est fait encore plus sombre, illuminé parfois d’allusions stupéfiantes à la beauté perdue. Velly ressuscite des idées antiques et des instruments oubliés comme la pointe d’argent, le burin qui demande un talent d’orfèvre sans l’aide de l’acide qui, dans l’eau-forte corrode le trait. Mais ses images ne sont pas le modèle d’un passé, même si c’est du passé que proviennent les visions du présent. Au milieu d’une forêt qui semble avoir été dessiné par Salvator Rosa, apparaissent des tas d’ordures d’où emergent des carcasses de voitures. Dans un paysage qui semble avoir été conçu par Monsù Desiderio poussent des formes mécaniques par lente transformation des rochers et des plantes. Les visages sont figés par une hypnose spectrale, évanescente et obsessive. En les regardant de plus près, on se rend compte que l’effet sfumato est obtenu par son contraire, d’une multitude de traits très nets, sans doute tracés grâce à l’aide d’une très forte loupe. La force de l’art de Velly s’obtient par un travail inextinguible et austère. Et même les fleurs, qui sont la plus fastueuse épiphanie de la nature, et que Velly aime à peindre, non rien de la somptuosité explosive fixée pour l’éternité dans les chef-d’oeuvres de Brueghel ou de Van Gogh. Velly choisit ses modèles parmi les plus modestes pour rendre les couleurs et le mouvement de cette mort imminente, avec cependant une attention maniaque aux détails comme aux formes, libérant cette mélancolie qui les métamorphosent en reliques au transfigurant pouvoir révélateur.


II.


À la fin de son séjour à l’Académie de France, cet artiste du Nord avait lié des liens si forts avec l’Italie qu’il décida d’y rester; destin partagé avec nombre de peintres français, flamands, hollandais, allemands, qui vinrent en voyage d’étude et qui ne repartir jamais, s’italianisèrent. Mais la grande ville n’a pas la paix ni le vert de la Villa Médicis. En jetant un coup d’oeil aux alentours (de Rome), Velly choisit la bourgade de Formello, laquelle campagne vers la vallée du Sorbo rappelle les paysages peints des artistes qui le précédèrent dans ce voyage méridional. Au bord du village survivent enfin les ruines d’une «villa des délices» bâtie par la famille Chigi - comprenant des souterrains à la fonction mystérieuse - abandonnée assez rapidement après la fastueuse édification.


Ce en quoi Formello n’est pas aussi attirante comme l’aurait pu laisser penser son ciel et sa campagne. Hors les murs, l’avalanche traditionnelle de ciment; au centre, après l’église et d’un palais assez digne malgré ses pierres corrodées, l’on voit des ruelles étroites, maisons basses aux petites fenêtres; l’esprit est resté authentique, mélangé à un certain sens de la clausure. Ce lieu cependant plait au peintre breton, il s’y est installé il y a déjà pas mal d’années et il ne donne pas de signe de détresse.


Je ne le vis guère changé du souvenir que j’en gardais de la dernière fois que je le vis. Il s’accordait une pause devant une bière dans l’horrible café sous l’enceinte médiévale, la tête encore occupée aux opérations que l’Art imposait à son imagination. Lors d’un diner à Rome, il me dit, en indiquant la bouteille de vin: «Pour toi ceci est un objet banal; tu verses un verre de vin, tu le dégustes, et la bouteille est pratiquement insignifiante. Pour moi, c’est tout un problème: je dois étudier la direction de la lumière, les couleurs de la nappe et de toute la pièce. Je ne peux pas me distraire parce que ce n’est jamais la même bouteille, ni la même lumière. Et cela m’arrive avec le pain, avec tout!” Il n’était pas hautain, il donnait avoir des liens. Je pensais que le devoir de l’écrivain est moins grave; une certaine dose de passivité, d’un profond repos est indispensable pour prédisposer l’esprit à accueillir la parole.


Ce soir là à Formello, la bière avalée il m’invita à le suivre: «Viens dans mon atelier, je te montrerai ce que je suis entrain de faire». Bien que trempé, et même si il y a quelques instants encore mon plus cher désir était de rentrer à la maison, je le suivis dans les ruelles du village. Quelques enjambées plus loin nous tournâmes dans un boyau, nous montâmes un bref escalier de pierre, nous entrâmes dans une grande pièce qui ressemblait plus à un souterrain: il y faisait plus froid dedans que dehors à cause de l’humidité. Ce studio si peu confortable ressemblait à un laboratoire d’alchimiste: coquilles d’escargots, restes pouilleux, crânes d’oiseaux poncés , bucranes, marionnettes désarticulées bientôt rappelées à la vie, étagères combles d’objets hétéroclites qui attendent le regard de l’artiste pour sortir de leur léthargie. une presse, un banc sur lequel s’étalaient les instruments en métal ou en bois du taille-doucier, planches de cuivre oxydées, odeur de poussière et d’acide.


Sur un chevalet prenait forme un autoportrait à l’huile qui trônait sur le désordre de la pièce. La lugubre confusion de l’endroit assumait d’un coup un sens impérieux à l’instar du regard, des yeux du personnage encore en partie évanescent, qui ressemble à Velly et pourtant se voulant étranger au modèle par une dureté accentuée.


«C’est beau» dis-je, «il a la force d’un autoportrait de Dürer. Cependant tu t’es vieilli».


Jean-Pierre haussa les épaules devant la futilité de mon observation.


«Je ne sais pas, ce n’est pas cela. J’ai peur d’aller de l’avant. C’est trop dur. Si je fais le portrait d’une autre personne c’est comme si je fais un paysage, un bouquet de fleur, un arbre; même les choses ont une intériorité que tu dois deviner; par conséquent les problèmes ne changent pas. Mais si tu te mets devant ton âme, les problèmes redoublent. Tu dois voir et te laisser aller en même temps. C’est exténuant. C’est peut-être pour cela que j’ai l’air plus vieux ».


«Tu as réussi cependant à rendre quelque chose qui s’impose. Tu peux le laisser même comme ça».


«Mais tu sais bien que non, tu sais que j’ai la loyauté de l’artisan. Je dois tout finir et revoir le tout, je ne me contente pas juste d’une impression. Par ailleurs, c’est la seule chose que je sais faire. Tu sais, en fait, je t’envie. Je lis tes livres, je m’arrête entre les lignes pour comprendre le secret de l’écriture. Il y en a qui croit que l’auteur se limite à écrire des histoires. Comment il les écrit, le tour de phrase, c’est ça le secret. Moi je n’y arrive pas. Je sais peindre mais je ne sais pas raconter. J’ai essayé mais j’ai abandonné immédiatement, c’est un autre métier».


«Mais cela n’a pas été en vain. Maintenant je lis mieux. Cela m’est arrivé avec la musique: je la comprends mieux depuis que mes enfants jouent de la flûte à bec, un instrument simple, mais que de difficultés! Je trouve aujourd’hui qu’un orchestre tient du miracle.»


Je n’eus pas le courage de lui dire que, étant jeune, j’avais essayé moi aussi de peindre. Je lui demandai: «Qu’aurais-tu écrit ?»


«J’ai une belle histoire, j’y ai réfléchi déjà bien des fois, cela m’ennuie qu’elle reste dans ma tête».


«Raconte-la moi».


«Tu veux? Non elle est longue, c’est seulement une idée. Bon. Un enfant joue aux billes avec ses copains. Quand il croit faire un tir parfait, il est mortifié parce qu’il a raté. Il s’entraîne bientôt tout seul mais rarement le tir est bon jusqu’au moment où il imagine que c’est à cause d’un défaut des billes: elles ne sont pas bien lisses et donc au contact du sol elles échappent à ses intentions. Il pense à la fabrication d’au moins une bille parfaite. Et ce projet croit en lui, le possède entièrement jusqu’à le pousser à quitter sa ville et à se retirer sur une montagne dont le sommet possède une forme arrondie. Coup après coup, il entame la montagne, la travaille sans cesse, jour après jour, année après année. Il l’arrondit avec soin, il n’est jamais satisfait. Parents et amis ont cessé de vouloir le soustraire à l’entreprise absurde: il n’a ni yeux ni oreilles pour eux. De temps à autre, il apparaît dans un village pour quelques provisions, sa maison est une hutte construite sur la montagne. Enfin il réussi à obtenir la mesure parfaite; il a cassé tellement de roche que la sphère, parvenue à la rotondité idéale, est grand comme une bille. En attendant ce sont passées beaucoup d’années et sonne l’heure de la fin pour ce sculpteur solitaire d’une seule oeuvre.


Bien plus tard, un enfant accompagné de son père se promène sur la montagne décapitée. Ils s’arrêtent devant une cabane en ruine, pleine de détritus. L’enfant voit une bille extraordinairement lisse; il l’a ramasse et remarque que certains fragments de pierre adhèrent à la petite sphère, s’encastrant l’un dans l’autre. Á partir de ce moment, il est possédé d’une idée qui, avec le temps devient le but de sa vie. Il continuera l’oeuvre de restauration, cherchant inlassablement les pièces justes dans la cabane, puis en dehors, montant jusqu’au sommet de la montagne sans tête. Parfois il se passe des mois avant qu’il ne découvre la pièce manquante, il prend des directions erronées avant de se rendre compte que l’itinéraire des pièces manquantes conduit vers le sommet. Pendant cette reconstruction, l’oeuvre assume des formes fantastiques, un dragon, un oiseau déformé, un fauve avec une étrange couronne sur la tête. Bien que peu communes, ces effigies semblent obéir à un projet; c’est pourquoi le restaurateur pense avoir fini son travail et se met à observer le résultat.


Une soudaine impulsion du coeur allume un soupçon d’incomplétude et de disharmonie. Il se remet à chercher et son coeur s’ouvre, et lui communique une joie profonde quand il trouve un autre morceau de pierre disposée à rentrer parfaitement dans la cavité, comme si elle y avait été ôtée peu de temps auparavant. Jusqu’à ce moment là, le dessein semblait appartenir à un genre fantasque mais cohérent. La joie fut telle qu’elle assoupit la peur de n’en jamais en voir la fin. Quand il observa le paysage, de la pairie au ciel, son âme s’en réjouit, le monde semblait s’être arrêté en attente d’être achevé. La vieillesse s’était abattue et il lui restèrent peu de jours de vie, mais il avait recomposé le sommet de la montagne de tous ses fragments. Il était cependant l’unique à savoir qu’au centre du pic de la montagne brillait une sphère parfaite.»


La nouvelle racontée, je continuai à me taire, pendant que Velly se levait, attiré par la toile non finie. M’ignorant tout à fait, il prit un petit pinceau et commença à peindre les contours de l’autoportrait. Je regardai dans le miroir que lui regardait. Ses yeux étaient pétrifiés.

  Fausto Gianfranceschi


LA BILLE SUR LE PIC

dans “La Casa degli Sposi”, Camunia Editrice 1990

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