Velly   conversation avec M.Random - 1982
 
 

Cette conversation enregistrée le 12 novembre 1982 (la cassette audio porte une étiquette manuscrite portant cette date) se déroule lors d’un repas au 26, rue Lemercier. Jean-Pierre Velly répond aux questions de Michel Random. Nous avons parfois abrégé les questions et commentaires de Michel Random.

Les mots emphasés par J.P.V. sont en gras ; nous avons taché de rendre une ponctuation qui respecte le langage et le rythme employé par les interlocuteurs. (Transcription Pierre Higonnet, janvier 2006)


Les convives sont en train de manger (on entend des bruits de couverts et de vaisselle)


M.R.        Tu vas continuer à faire des aquarelles ?


J.P.V.        Ouais …Aquarelles, peintures… …


M.R.        Peintures ?


J.P.V.        Ouais…


M.R.        La peinture, c’est, au fond, le commencement de l’aboutissement, là?


J.P.V.        J’sais pas, y a qu’à…pour moi, il n’y a pas d’arts majeurs, il n’y pas d’aboutissement, y a pas de … Tout s’enchaîne, non ? Une gravure est le résultat de la précédente, etc., etc. etc., il n’y a pas du tout de démarcation : ici, ça s’arrête, ça c’est une étude et ça, c’est abouti…


M.R.        Quand même, il y a un cheminement…


J.P.V.        Il y a un cheminement, bien sûr ! Quand on fait les premiers pas, étant petit, on se casse la figure et puis on se relève, et on recommence, et puis on continue, non ?…


M.R.         Mais tu ne peux pas traiter le thème de la lumière, par exemple, dans la gravure ?


J.P.V.        Ah, ah, si, si, si, si ! Ça a commencé là, d’ailleurs, je ne sais pas, dans une gravure qui s’appelle « Ville détruite » par exemple ou bon …même…tiens, Michel, le « Vase de fleur » tu t’en souviens, du « Vase de fleur » gravé…


M.R.        Hum…


J.P.V.        …en gravure hein ! Et bien, ce noir et blanc, alors… Tu as un vase de fleur posé devant la mer, et qui remonte… si je ne m’abuse à cinq, six ans… six, sept ans… si ce n’est plus…et qui annonce d’une manière assez bizarretoutes ces plantes qui vont être faites par la suite en aquarelle. Je veux dire…c’est toujours comme ça : tu as des pointes, et qui vont se révéler être bien plus importantes  avec l’évolution et le temps qui passe que ce qu’elles pouvaient sembler, alors, mis dans le contexte des gravures précédentes, et de celles qui suivent. Il y une espèce de développement comme ça, non ? On y arrive… Alors, les plantes ! Bon ben, il y a une gravure aussi qui s’appelle « Plantes »…Il y a dans les gravures, si tu veux, tous les thèmes qui vont être développés, ensuite avec Tristan Corbière : il y en a une qui s’appelle le « Triptyque » - gravure hein ! -  qui va donner naissance ensuite …à la rencontre de Corbière, enfin…quand Corbière lui-même parle de sa mort, hein ? Et alors là, c’est l’humanité souffrante, et puis… souffrante, je veux dire, posée devant le problème de la mort. Ensuite, et bien, il va y avoir les insectes, les insectes, les bêtes, les rats, les…les crapauds, une espèce d’humanité rejetée, que l’homme écrase pour ainsi dire par réflexe, non ? Quand il voit un scorpion, il ne demande pas si le scorpion est plus dangereux pour l’homme ou l’homme plus dangereux pour le scorpion… Or, l’homme est bien plus dangereux pour le scorpion que le scorpion pour l’homme (rires) ! Parce que le scorpion, et bien, il vit la nuit, les chauves-souris aussi, y a des légendes, elles s’accrochent dans les cheveux, c’est des vampires… c’est…L’homme a rejeté sur ces animaux ses…


M.R. Ses fantasmes.


J.P.V.Ses fantasmes ! Bon, alors tu n’as qu’à lire les petits textes que j’ai écrits en face de chacun… Bon, je ne me souviens plus… « le Rat » par exemple…c’est :« Oubliez mes incisives, oubliez mon poil roux, oubliez ma peste noire, oubliez ! Je n’avais comme vous que faim et droit à la vie. » Mais porca miseria ! C’est la vérité, non ? Ils vivent dans un monde nocturne, dans les égouts, ce sont des mange-merde ; qu’on les laisse, non ? Non, mais, t’es pas d’accord ?


Michel Random explique que les Indous ne tuent pas les rats et que cela provoque des famines.


J.P.V.Et bien, tu sais que… par exemple, pour moi, cela n’a aucune espèce d’importance !  Je veux dire que le rat ou l’homme – ça peut sembler assez…assez terrible ce que je dis là, mais l’homme n’aime pas en général qu’on lui dise la vérité en face – que le rat ou l’homme sont absolument égaux…Comme la chauve-souris, sont égaux.


Michel Random émet un « hum » dubitatif.


J.P.V.Ils sont égaux ! Le rat égale un et l’homme égale un… et la plante égale un. C’est tout… Bien sûr, pour notre petit égoïsme personnel…


M.R.        La pierre aussi ?


J.P.V.        Mouais, la pierre aussi …


M.R.        Le morceau de fer aussi ?


J.P.V.        Bien sûr…c’est un. Tiens ! Je viens de voir une souris passer, là!


M.R.        Oui, oui, je sais, ici, c’est peuplé de souris…


J.P.V.        Je veux dire, c’est un. Il n’y a absolument plus aucun problème pour moi de ce côté-là, hein ! Alors, bien sûr, il est facile de se dire : « Ah ben ! Michel, on est les plus forts tous les deux! » Bien sûr, mais c’est faux ! Et ça, on le sait, moi je le sais au moins, non ?…Alors le rat, mais c’est une merveille, mon vieux ! Il a des dents qui poussent sans arrêt, parce qu’il doit bouffer. Et puis il va chercher partout sa bouffe. Mais, et alors ! Est ce qu’il n’a pas droit de vivre ? Alors ça, c’est une dénonciation du racisme, si tu veux, encore bien… Parce que déjà, quand tu penses que l’homme est raciste devant un autre homme… Alors, bon ! Si tu dis : « Moi, je ne suis pas raciste : j’aime les noirs, j’aime les arabes, j’aime les jaunes, j’aime les lapons, j’aime les chinois, et j’aime tout le monde !» Bon, le rat, tu ne l’aimes pas, alors tu es raciste… C’est exactement la même chose pour moi… Je sais que ça peut… ça peut déranger…et ça dérange quelquefois. Tu sais, quand il y avait…comment il s’appelait… l’autre-là, qui a dit… « et pourtant elle bouge» ?


M.R.        Galilée… « elle tourne »…


J.P.V.        Ouais…« Et pourtant elle tourne» … ouais… « Eppure si muove »…Et bien, qu’est ce que ça veut dire, ça? Ça veut dire que… dans tout ton truc, tu croyais qu’auparavant, que tu étais le centre de l’univers sur la terre, que tout tournait autour. Tu te rends compte que c’est toi qui tourne autour de toutes les choses, que tout le monde bouge, qu’il n’y a pas de centre particulier, qu’il n’y a pas de…Que la vie est diffuse partout…Alors, c’est la même chose pour les plantes…parce que, moi, maintenant, la prochaine fois que je dois offrir un bouquet de fleurs à une femme que j’aime, je vais lui offrir des orties ! Parce que personne les regarde…les orties ! Alors qu’une belle rose rouge… je ne sais pas… des rhododendrons…des … des …comme ça s’appelle ?…des orchidées, qui poussent maintenant dans des serres artificielles (parce qu’on truque, non ?)… mais un beau bouquet d’orties… si on se met à le regarder, c’est pas mal, hein?


Michel Random explique que les cendres des orties ont des vertus insecticides.


J.P.V.Moi, je ne veux pas tuer les insectes ! (rires)… Non, non, non ! Moi, j’aime bien les doryphores ! Ils sont beaux ! Quand tu penses au mécanisme…l’inventeur le plus génial de cette terre n’arrivera jamais à faire… ni un demi, ni un quart, ni un tiers, ni un huitième, ni un centième de doryphore ! Ça bouge tout seul…C’est, c’est merveilleux ! Ah non, non, non ! Ça, il y a un sens, euh…un peu caché de la vie, c’est pas évident…Il est clair que si tu vas dire à un homme : « Ecoute, mon vieux…tu es égale au doryphore »…il va te foutre son poing sur la gueule parce qu’il va te dire : « Tu m’as traité à moi de doryphore ? » (J.P.V. rit), alors qu’il n’aura pas compris le grand compliment que c’était, non ? Tu comprends ce que je veux dire, Michel ?


M.R.     C’est très beau cette vision. C’est vraiment la vision de la sagesse parfaite. Quand on a compris ça…


J.P.V.        Oui, mais c’est pas évident…


M.R.        Quand on a compris ça…on a tout compris ! D’ailleurs, la preuve en est c’est le respect que l’hindouisme pour toute créature vivante…


Miche Random s’étend sur l’hindouisme et respect pour toute créature vivante.


J.P.V.        Alors, tu vois, moi je ne connais pas tellement…j’ai pas lu …euh…des choses hindoues, mais je crois que c’est une évidence. Parce que, quand on est sur sa planche de cuivre, on n’est pas là pour faire des petits bateaux ou des petites fleurs. On est là pour comprendre soi-même d’abord, non ? Et donc à travers soi-même, comprendre les autres. Parce que tu n’existes qu’à travers – enfin, c’est l’impression que j’ai, au moins – tu n’existes qu’à travers les autres. Si, en naissant, on te boucle dans une chambre sans lumière, sans te parler, en te glissant sous la porte une espèce d’écuelle avec …


M.R.        Tu meurs.


J.P.V.            Non, non, non ! Tu ne meurs pas, non, non ! Tu survis, mais seulement tu n’es pas toi-même ; tu ne deviens toi-même seulement à cause des autres.


Michel Random rentre dans des considérations pour le moins étranges : il parle d’un empereur autrichien qui aurait « fait l’expérience » : il aurait enfermé des enfants, les nourrissant parfaitement, mais sans leur offrir le moindre contact humain. Réaction de J.P.V. : « c’est atroce ! …Mais ils sont morts à 90 ans ». Random affirme qu’ils sont morts au bout d’un ou deux ans, à cause du manque d’affection. Réaction de J.P.V.« C’est atroce ! »


J.P.V.        Quand les gens se disent, par exemple… Moi, je vois un tas de connards qui se disent : « Ah merde, moi je suis plus intelligent que les autres… » Alors, ça veut dire qu’il est plus con que les autres. S’il n’a pas compris que, lui est fait seulement de la matière des autres : d’un petit peu de Random, d’un petit peu de Dufy, d’un petit peu de De Gaulle, d’un petit peu de Mussolini, d’un petit peu de Hitler, d’un petit peu de …


J.P.V. est interrompu par Michel Random. On reprend sur le Bestiaire perdu.


M.R.     Mais alors dis-moi, dans cette démarche, que tu as… Là, pourquoi est-ce que tu les épingles, toi? Il y a là quand même une contradiction? Parce que, quand même, ta chauve-souris, elle est épinglée, euh…


J.P.V.        C’est pas moi qui les épinglent ! C’est la mort, c’est la crucifixion…c’est le…


M.R.        Ils sont traversés par… euh… il y a une cruauté, quand même, là, quelque part.


J.P.V.        Non ! C’est la dénonciation de la cruauté, ce qui est très différent…


M.R.     Hum…


J.P.V.        Lis un peu les petites phrases que j’ai écrites à côté.


M.R.      D’accord.


J.P.V.    Bon, tu comprends très bien que … Les chouettes, tu comprends, au lieu de se dire que l’homme est con. Ah ! Ben non, c’est la chouette qui porte malheur ! Alors je te la prends, vivante, et je la cloue sur la porte des granges pour me préserver du mauvais œil, et pour préserver mes vaches du mauvais œil. Question d’intérêt ! Pour cinq centimes, on tue… et pour bien moins… Alors, c’est la dénonciation de ça ! J’ai dit sur la chouette : « Ils n’avait droit ni à ton œil hagard, ni à tes pattes pendantes, ni… Pour couvrir leur honte, ils m’ont cloué »…enfin je ne me souviens plus… « ils t’ont cloué »… je ne me souviens plus très bien… Mais c’est pas du tout un acte de sadisme, c’est la dénonciation du sadisme, de la cruauté et du racisme, surtout !


M.R.        Hum…


J.P.V.            Tu comprends ? Il y en a un qui est dégueulasse, et c’est par exemple, la chouette. Bon, parce que les gens croient que ça porte malheur…Tu en as un qui est merveilleux… euh, le maggiolino, comment ça s’appelle ? La cétoine… parce qu’il est vert bronze… Alors, ce qui est dégueulasse, je le tue parce que c’est dégueulasse. Ce qui est beau, alors, je le tue parce que je veux avoir la beauté sous mes yeux. C’est toujours une question d’égoïsme. Le papillon, la cétoine…tu vois ? Ces insectes qui vont sur les roses en mai…vert, vert doré…


M.R.   Aujourd’hui, on a fait disparaître un million d’espèces…


J.P.V.    Ouais ! C’est pas grave…


M.R. …sur quatre millions !


J.P.V.…c’est pas grave…


M.R.        Comment, c’est pas grave ?


J.P.V.    C’est pas grave… Bientôt, on…on va s’anéantir nous-mêmes et comme ça, ça va être parfait ! Comme ça les insectes… Tu sais que les insectes sont les seuls …paraît-il…j’ai lu un peu là-dessus… paraît-il qui ne sont pas du tout…euh…atteints … les coléoptères, je crois… par les radiations atomiques, ou, euh, bon... La vie est tellement à profusion. Tu sais si tu veux te suicider, tu te suicides, hein ! Tu crèves dans ton coin, c’est tout…Il y a un tas d’hommes qui vivent encore à côté…Alors l’humanité, si elle veut se suicider… Bon, ben, elle se suicide, c’est tout ! Au moins les rats auront la paix. Et puis il paraît qu’il y a…qu’on a des cellules qui sont vieilles de milliards d’années. Donc, on a été rat, on a été feuille…Je ne te parle pas ici d’une métempsycose avec retrouvailles de la personnalité, mais, je veux dire, une espèce de vieille connaissance qui certainement est vraie.


Michel Random acquiesce : quand on meurt, tout est se remélange car les gènes sont indestructibles.


J.P.V.        Et on a peur de la mort - encore une fois - et moi aussi d’ailleurs… quelques fois…par égoïsme !


Michel Random interrompt, il va chercher des cigarettes brunes, J.P.V. a du tabac à rouler.


M.R.        Quels sont, au fond, les maîtres…auxquels tu te sens apparenté ?


J.P.V.Et bien pour répondre avec orgueil (et pour tomber dans le panneau que je dénonçais auparavant)… Tous les plus grands ! Bizarrement…et pas bizarrement…Avec les maîtres des grottes de Lascaux, avec … la statuaire grecque … avec… la romaine… avec … les enluminures, certaines enluminures du Moyen Age, avec …


M.R.         Avec les Byzantins alors…


J.P.V.        Avec les Byzantins ! Avec, euh …


M.R.         Mais, tu n’es pas plutôt attiré quand même par …


J.P.V.        …avec les Dürer ! Avec, bon, avec les Botticelli…avec tous ceux qui ont…


Michel Random l’interrompt ; il parle d’un art de connaissance, de gnose, de l’art du Moyen Age jusqu'à 1270, de l’art des cathédrales…


J.P.V.        Je trouve que les symboles…Non, les symboles, pour moi, ont une fonction - ça, c’est un avis très personnel, je veux dire - mais un peu trop mathématique et un peu trop calculé. Moi, je préfère essayer de laisser sur une feuille, sur une toile ou sur un cuivre, une émotion directe et, en apparence, in-ex-pli-cable. Hein ?! Je veux dire, d’ailleurs tu verras, dans tous les trucs que je fais, bon, ben il y a très rarement des symboles, très, très rarement…Il peut y avoir des choses un peu descriptives, hein…


M.R.        Parce que l’œuvre elle-même est un symbole.


J.P.V.        Oui, d’accord, mais, euh…Je veux dire, le symbole : si tu es initié, tu as la clef du symbole et tu lis la toile, si tu as la clef. Moi je préfère une émotion directe, sans clef.


M.R.        Quand même, quand tu couches ton homme… tu vois, cosmique…avec cette espèce de liaison entre Terre-Ciel, il y a bien une relation de l’homme au tout.


J.P.V.            Oui, mais je dirais que c’est plus descriptif et explicatif que le symbole, que le vrai symbolisme.


M.R.        Oui, bien sûr.


Michel Random remet à une autre fois des éclaircissements sur le symbolisme. Il en revient aux maîtres de J.P.V. et l’évolution du choix de ces artistes depuis sa jeunesse. Il cite Moreau et Turner.


J.P.V.        Ah, bien oui ! Parce que là, je me suis arrêté, je crois, à Botticelli, ou…tout ça… Mais ça continue…Ensuite, bien sûr, tu as Turner, qui voit le mystère dans la nature, comme ça avec ces éclairages fous, qui essaye de se l’expliquer …peut-être à lui-même, et c’est ça je crois…Ce n’est pas l’explication pour les autres, c’est l’explication pour soi même, dans Turner…Ouuu dans Rembrandt ! Dans Rembrandt, il y a très, très peu de symbolisme. Seulement, quand il fait le visage de son père, ou quand il fait … ces, ces, ces noirs, ces blancs…je sais pas, tout ! Il va droit au mystère qu’il ressent… qu’il essaye de s’expliquer à lui-même… Et ensuite, c’est là que miracle intervient, c’est que ça peut être transmissible aux autres ! Cette émotion qu’il a, si tu veux, directe, devant la nature, quelle qu’est soit (ça peut être un moulin dans ces paysages plats), c’est une émotion qui s’explique d’abord à lui-même et qui, par miracle, à force d’égoïsme, d’ailleurs, peut être…Parce que, pour te l’expliquer, il faut que tu sois seul à seul avec toi même…


M.R.        Hum…


J.P.V.            …Et ensuite par une espèce de rejet… je ne sais pas comment expliquer ça, par effet de miroir, il y en a d’autres qui vont passer et qui vont dire : « Tiens, je me reconnais… » C’est encore une fois la réinvention d’un langage, hein, qui est propre à Rembrandt…comme Botticelli…a le sien. Turner, c’est la même chose. Dans Turner, tu avais…à propos de cieux, de cette espèce de…chose cosmique, disons…une fusion des éléments qu’avait Ruysdael…


M.R.        …le paysagiste.


J.P.V.            Le paysagiste, oui... Après, bon, tu as Cézanne, après tu as Moreau, tout ça, tu as un tas de choses…Mais, c’est bien, parce que …Cézanne ! Moi, j’adore Cézanne ! Je veux dire : l’un n’est pas du tout incompatible avec l’autre…Tu as Cézanne qui te recherche une espèce de structure…comme ça…très…orchestrée, de composition, qui est pour moi, l’héritier d’Ingres. Ça semble vraiment très, très bizarre…


M.R.         Tu aimes cette rigueur du dessin…


J.P.V.            Ah, oui, oui, oui ! Bien sûr…Parce que si tu n’es pas rigoureux, si tu ne te regardes pas au plus profond de l’âme ? Comment est-ce que tu vas faire pour exprimer ce que tu ressens ? Et si tu ne sais pas dessiner une bouteille ? Comment est-ce que tu vas, ensuite, pouvoir greffer sur ton support, donc de l’écriture, comment est-ce que tu vas pouvoir greffer ce que tu ressens ? Et vraiment, tu ne peux pas te l’expliquer, tu ne peux l’expliquer avec aucune parole, donc voilà… Si, il y en a qui savent, ils s’appellent les poètes, ceux-là, ou les romanciers. Alors, ils savent manier les mots…Mais le peintre, en général, ou le graveur, c’est difficile. Alors il choisit son langage et son écriture. Toujours l’invention et la richesse en plus, non ? De créer ton propre langage, mais pas pour les autres ! Tu le créés pour toi-même, pour mieux te comprendre. Moi, il m’est arrivé, par exemple - ça peut paraître prétentieux, mais pas du tout - de faire des choses comme ça, un peu d’une manière instinctive, et puis d’en connaître la clef quelque temps plus tard, sinon quelques années. Parce que ce n’est pas évident.


M.R.             Hum…


J.P.V.            C’est curieux, hein ? Mais c’est le côté passionnant. Alors il y a toujours un côté, disons, contrôlé : bon, tu dois contrôler ton oeil, ton cerveau, ta main. Et (ça disons, que c’est l’apprentissage de la technique) ensuite vient se greffer l’âme dessus (ou je sais pas comment tu veux appeler ça).


Michel Random rentre dans des considérations sur la hiérarchisation de la technique.


J.P.V.            Quand j’étais jeune, il y avait un tas d’amis qui me disaient : « Mais, écoute, Velly, arrête un peu avec la technique. Tu fais chier avec la technique » et tout ça, bon …Et moi, je leur disais : « Bon, ben, écoute mon vieux : si tu n’as pas de technique, c’est que tu n’as pas appris l’alphabet. Si tu n’as pas appris que B et A ça fait BA, et… si tu n’as pas ensuite appris la grammaire ; si tu n’as pas ensuite appris… etc. l’analyse logique (ça s’appelait, bon, à l’époque où j’allais à l’école)… et bien, tu ne pourras jamais écrire. Il faudra que tu oublies tout ça par la suite – ça c’est évident également – c’est-à-dire, que la technique ne sera jamais une fin. Autrement, c’est pas intéressant. Je veux dire, c’est pas un but. Ce n’est qu’un moyen, ce n’est qu’un support (comme tu disais la colonne vertébrale, le squelette, pour tout le reste) ». Et ça, ça me semble évident, même plus qu’évident.


M.R.         Hum, ouais, ça, c’est vrai…


Michel Random rentre de nouveau dans des considérations sur les trois niveaux de lecture d’une œuvre.


J.P.V.            Bien, je continuerai sur le deuxième niveau, si j’ai bien compris…Quand je te parle auparavant de racisme, par exemple, non seulement entre les hommes, mais de l’homme à l’animal. Et bien, je crois qu’il y a un autre racisme également, entre le bien et le mal. C’est nous qui disons : « le rat, c’est le mal » et …euh… « l’Ange gardien, c’est le bien ». En fait, l’Ange gardien ou le rat, pour moi, c’est la même chose. C’est une réalité un peu dure à concevoir et à faire accepter…Et je ne crois pas, et c’est pour cela que je dis que c’est un discours très dangereux, je ne crois pas qu’il existe le bien et le mal. Je crois que tout forme un, là aussi.


M.R.        Sans le savoir, tu as découvert ce qu’on appelle la voie tantrique. Dans le bouddhiste tantrique tibétain, et dans le bouddhisme en général, il a un refus du dualisme entre le bien et le mal…


Puis Michel Random rentre de nouveau dans des considérations sur l’absence de dualité chez les bouddhistes.


J.P.V.            Oui… ou un tas de choses…C’est pour cela que je dis que c’est très dangereux, parce que bon, on peut en arriver à des… Si c’est mal interprété, euh, on peut en arriver a des extrêmes, qui sont très, très graves…Et quitte à sembler dire une chose contradictoire à laquelle… de ce que je viens de dire : il se peut que le mal vrai existe.


M.R.        Le mal au sens absolu existe.


J.P.V.        Au sens absolu, au sens absolu.


Michel Random parle du mal pour le mal, un choix déterminé, volontaire de faire le mal.


J.P.V.        Et si il y a l’acceptation des deux, il y une espèce d’équilibre et de balance qui ce fait, je crois…


M.R.        ça, c’est autre chose. C’est ce qu’on appelle la roue de la cause et des effets, et que l’homme, pour sortir de la causalité, doit prendre conscience de la causalité.


J.P.V.            Autrement, mon vieux, si tu n’as pas su qu’il y avait le tunnel, et bien, tu rentres dans le tunnel et puis, et puis tu y crèves ! Je veux dire, que le fait de savoir qu’il y a cette espèce de phénomène balance…Bon, moi je me disais, mais… alors, j’étais petit, j’allais au catéchisme, je me disais : « Dieu est partout, Dieu est tout !» Alors, je me disais : « Mais alors, si Dieu est tout ? Comment a-t-il fait à chasser le Démon ? », c’est-à-dire les archanges, les anges déçus…déchus ! Et peut être déçus (rires)… hein ! Alors, bon, alors pourquoi ? Si « Dieu est tout », et bien, il doit avoir également…euh, les archanges déchus en lui. Autrement il n’est plus tout.


Michel Random évoque le Dalai Lama qui dit que Mao sera un jour Bouddha. Et un père chrétien qui dit qu’un jour Satan, lui aussi, sera au Paradis.


J.P.V.        Il y a une chose quand même, il y a une phrase… prononcée par Jésus Christ, je ne sais plus dans quel Evangile qui dit de Judas : « Et Dieu…( ???) pour lui, tu n’existas point ! »


M.R.        …L’homme qui pèche contre l’esprit mérite qu’on le pende la corde au cou, qu’on le jette…


J.P.V.        Mais qu’est-ce l’homme qui pèche contre l’esprit ?


M.R.        C’est le péché de Satan. C’est celui qui utilise le pouvoir, la connaissance qui t’es donné, à son propre profit. Toute chose t’es donnée pour quelle soit renvoyée dans le tout.


J.P.V.        Ah, j’en suis sûr ! J’en suis persuadé…Non, pas sûr, mais persuadé !


M.R        C’est celui qui a le pouvoir et la connaissance et qui utilise cette connaissance uniquement a son propre profit devient un démon. Ça c’est le péché contre l’esprit.


J.P.V.        Oui…je serais assez d’accord avec cette définition… Qui donc, serait une espèce d’égoïsme très profond, une espèce de trou noir, comme ça…Alors ça, c’est horrible ! C’est horrible !


Michel Random évoque la personnalité de Gilles de Rais.


J.P.V.        Mais qui peuvent, par la suite, redevenir…Bon, c’est pas le cas de Gilles de Rais, il n’est pas saint…il n’est pas saint (au sens de l’église catholique, apostolique et romaine), mais, il a pu avoir des tentations, se repentir par la suite. Et puis savoir que, justement, si tu as pris une mauvaise route un jour…Et bien, tu ne le sauras que quand tu seras arrivé au bout du chemin…Et tu diras : « Tiens, merde ! Je me suis trompé ! »


M.R.    Bien sûr ! Mais alors, dis-moi, dans ton œuvre …


J.P.V.        Alors, ça, c’est pas grave non plus ! Je veux dire : c’est pas grave…C’est très grave, parce que tu portes ton enfer en toi-même et tu te dis : « Tiens je voudrais prendre… une autre route…» Quelques fois, il y a des points de non-retour…


M.R.    Mais alors, dis-moi, dans ton œuvre à ce propos, le thème de l’Eros est souvent présent… mais de façon très discrète…


Michel Random change de sujet, et évoque la présence sous-jacente de l’Eros dans l’œuvre de Velly. Les nus des gravures apparaissent comme des déesses terre-mères, mais Random ne voit pas d’images de Velly où l’Eros soit manifesté.


J.P.V.        (acquiesçant) Moi non plus… Je n’en vois pas. Je crois que c’est bien plus un espèce d’Eros universel, non pas, encore une fois, et en dehors du racisme. Bon, ben, si tu vas voir un film porno ou… Tout le monde parle d’ailleurs ! Alors c’est pas la peine, c’est inutile de répéter le discours que tout le monde fait ! Tout le monde en parle ! Alors, encore une fois, c’est une…


La cassette arrive à son terme. Le temps de s’en apercevoir, de la retourner, nous reprenons le dialogue…


J.P.V.        …alors! C’est inutile de dire : « Aaah, il fait beau aujourd’hui ! … Il faut beau, y a un beau soleil aujourd’hui, hein !» Bon, ben non, non, c’est pas la peine… Pour moi, ça ne vaut pas la peine. Je veux dire…il me semble qu’il y a des choses plus importantes.


Michel Random change de sujet ; il feuillette un catalogue et se penche sur « La clef des songes ». Il tente une explication faisant intervenir l’alchimie. Il parle du symbolisme de l’arbre noir et de l’arbre blanc.


J.P.V.            Ah ! Ces deux-là, j’les ai voulu…le noir et le blanc, je les ai voulu ! J’sais pas pourquoi, d’ailleurs…


M.R.         …Est ce que tu penses qu’une allusion à l’aspect alchimique de ton œuvre pourrait être justifié dans ce sens ?


J.P.V.            Non, je ne crois pas, parce que… J’utilise un peu ça d’une manière inconsciente. Ce n’est vraiment pas voulu. Je me dis : « Tiens, un arbre blanc, un arbre noir…cela me semble juste. C’est la vie, c’est mort…» Mais, au sens alchimique, non, parce que je ne suis absolument pas initié. Je ne connais absolument rien des symboles alchimiques…


Michel Random insiste : il rentre dans des considérations sur la vision alchimique, sur la transformation des choses.


J.P.V.            Je ne sais pas, moi… Je le verrai, d’une manière…disons… moins… moins… ésotérique…En étant justement devant ton miroir alchimique qui peut être la toile, la feuille de papier blanche ou le cuivre et, sans tricher, j’ajoute « sans tricher »…c’est dur…sans tricher… Et bien, tu t’expliques toi-même, tu expliques les autres, et tu comprends, petit à petit…c’est très lent…petit à petit, ce qui se passe. Et tu arrives à te dire que…ce que je te disais auparavant, que le rat …que…bon, c’est pas du tout la recherche alchimique… C’est peut-être un symbole, la transformation du plomb en or… Quand j’avais quinze ans, je disais : « Je voudrais mourir moins con que quand je suis né. » Je me suis rendu compte par la suite que c’était une…une…presque un blasphème. « Je voudrais mourir comme je suis né. » Et c’est très difficile de ne pas se faire prendre par la vie, de ne pas devenir assassin, criminel, menteur, etc. Donc, mourir au moins avec la même innocence. Alors c’est peut-être ça, si tu veux. Bon, moi, je le vois d’une manière un peu…un peu en dehors, je veux dire. Pas comme les vrais alchimistes qui peut-être croient au…au plomb qui se transforme en or. Mon Dieu, pourquoi pas ! Ce ne serait pas le premier des miracles…Mais je crois que, c’est une transformation, une constance de regard vers toi-même, non pas d’un point de vue narcissique (on dit comme ça narcissique ?)…Tant que tu es vivant, tu dois parler, et du dois parler seulement si tu sais quelque chose. Autrement tu fermes ta bouche et tu dis rien. Tu comprends ce que je veux dire ? Pour savoir, c’est long ! Alors, bon, est-ce qu’il y a là un côté alchimique ? Peut-être, on pourrait le dire, dès l’instant qu’il y a transformation de l’être…


M.R.        Toute transformation est alchimique…


J.P.V.     ...ça, peut-être, je ne suis pas du tout au courant…


M.R.   L’alchimie…c’est l’image de la chrysalide qui va devenir papillon…


Michel Random entame un discours alchimique sur l’œuvre au blanc et l’œuvre au noir


J.P.V.        Mais, si la mort n’existait pas, on ne serait pas là en train de parler ! Si la mort n’avait jamais existé, la mort physique, la destruction ou la re-transformation de la matière, si tu veux…Mais laisse-moi parler ! Et comme on va crever… Eh bien ! Il va y avoir une récupération quelque part, je sais pas où…qui va faire que… que dans vingt ans, peut-être, encore deux types parleront - dans vingt ans, trente ans, ou dans cinq ans - parleront, comme on le fait comme ça, sur des sujets qui semblent complètement fous, complètement délirants, et qui sont très réels.


M.R.    Je voudrais prendre ton catalogue


La cassette s’interrompt…


J.P.V.             Tu écoutes ?


M.R.             Je t’écoute.


J.P.V.«  Le premier jour fut long et douloureux.

La première nuit n’en finissait plus.

Dans le second jour, j’ai déjà vu la nuit, quand elle est

Arrivée, elle m’était amie

il semble, qu’à l’heure, se lève l’aube du troisième jour.

Finalement. »

Alors, tu vois, que mes clous …sont vraiment le contraire des clous…

Ahhh ! Tiens… Voilà une chouette-là ! Une autre chouette enclouée, regarde ! Celle-là…

« Ils t’ont clouée sans honte, pour couvrir la leur,

ils n’avaient droit ni à tes ailes, ni à ton oeil hagard,

ni à tes pattes pendantes.

Ainsi sont les enluminures, qui ne sont que des histoires

écrites sur la peau des autres.”

Tu vois c’est une espèce de rachat de ce…


M.R.                (l’interrompant), Alors tu vois, par exemple de là à là, tu vois la différence ?


J.P.V.                Tu as un autre langage, d’autres possibilités…


M.R.                C’est fou, la différence…On pourrait les placer côte à côte, et tu vois le voyage.


J.P.V.                Oui, c’est vrai…Mais, attention, regarde ici… tu vois l’horizon, il y a cette petite lumière… Si tu vois la gravure, c’est bien plus nette… et tu vois la lumière, tu vois un reflet du ciel sur la mer, sans lumière dans le ciel…


M.R.           Tu pourrais presque la regarder comme ça, tu vois? Ici, ciel et mer se confondent.


J.P.V.         Oui, oui…


M.R.            Quand même, le mouvement de cette aquarelle est vraiment merveilleux. Mais pourquoi tu ne ferais pas une gravure comme celle-là?


J.P.V.            Ohhh ! Il faut pas se répéter…(rires)… Ça, c’était pour la chauve-souris…


M.R.            Et il y la vague, aussi, qui est très belle.


J.P.V.            Regarde ! Prends celle-là :

« Aile de cristal fond au soleil

et c’est l’enfer, aile noire transparente

à la nuit seule qui te supporte, paradis. »


M.R.Tous les textes sont de toi, là ?


J.P.V.            Oui, oui, oui, oui, oui !   … C’est joli, non ?


M.R.            On va mettre alors des textes de toi, hein ? Si on fait l’exposition ?


J.P.V.            Regarde, pour ce hibou, que tu a photographié aussi… 

« Chaque jour en plus m’était un jour en moins,

je suis en nuit, sans lendemain… »

Tu vois ? Je veux dire… J’ai mis longtemps hein, pour écrire, hein ? Dommage que tu l’ai pas lu celui-là ? Tiens, regarde, le crapaud…


M.R.            Mais je ne l’ai pas ! tu ne me l’as jamais donné, ce texte? Je ne l’ai jamais eu…


J.P.V.            « Eau colorée ne sont que tes larmes de sang.

L’eau s’en ira,

laisse, elle te retournera, de toute manière.

Garde pour toujours, les couleurs que tu as sécrétées.»

Ils sont assez…assez durs, si tu veux…non ? Ahhh ! Celui-là, j’aime bien. C’est un de mes préférés…Le scorpion…Celui-ci, il est en cage, en boîte, cloué, et voilà son âme, là, qui s’en va… 

« Dans mon corps carapacé,

l’eau se promenait tranquille;

l’extrémité taillée, l’astre sombre

(points de suspension : c’est le temps qui passe)

ma vie noire s’en est allée

donner de la moire aux soleils.»


M.R.             C’est joli.


J.P.V.            Hein, c’est joli ? Non ? Hum, hum, hum…

« Mon sang se coagule dans l’espace que vous occupez

mon sang se fige quand vous occupez le mien »

Il n’y a pas beaucoup d’échappatoire, hein ? Regarde celui-là… le hibou :

« J’avais dans mes rêves de vivant, ce pressentiment… »

(rires)


M.R.        …d’être empaillé un jour !


J.P.V.    Ah ! Regarde celui-là :

« Vous m’avais cloué », à propos de clous et d’épingles,

« je n’étais que locataire ! »

et TAU ! (Éclats de rires)


M.R.            Quand même dans cette gravure-ci, que tu appelles « les Temples de la nuit », il y a vraiment quelque chose de tout a fait alchimique. Tu as beau dire, parce que tu vois : tu as quand même les trois plans, tu as les deux soleils, la lune et le soleil…Ça pourrait être aussi bien la lune et le soleil…Tu as le thème de l’eau, de la femme, de l’anima… c’est la résultante au fond…


J.P.V.            Trait d’union ou résultante. Mais ça, c’est tout fait d’une manière inconsciente, hein…


M.R.            Parce que en plus du a cette espèce d’éclatement, qui est à la fois lumière, grain de pluie, grain de…


J.P.V.            Mais il y a peut-être d’autres voies que la lecture alchimique, je veux dire, ou que la connaissance livresque, tout au moins. On est là pour se transformer de toute manière, pour ne pas bouger, ce qui serait la même chose. Ne pas évoluer, de donner un sens à la mort, ce serait peut-être la plus grande transformation.


M.R.            Toutes les choses « sont » et « deviennent » mais rien ne change…Tu dis « Rechute », le thème des humains qui retombent…


J.P.V.        Ah ! oui, celle-là, on peut la voir dans les deux sens. Tu peux retourner...   (il s’agit de “Rechute”)


M.R.            Ils peuvent très bien…avoir l’air … de s’échapper…


J.P.V.           …de chuter ou de remonter.


M.R.            C’est comme le trou noir…


J.P.V.        Oui, oui…


M.R.            C’est pas du vrai « classique », c’est du…comment on pourrait appeler ça ? C’est la rigueur de voir…


J.P.V.        Oui, c’est l’apprentissage de la main, de l’œil et du cerveau…un passage logique… pour devenir support, ou comme tu disais auparavant colonne vertébrale ou squelette. Tiens, je vais t’en lire un autre…Tu vois, ça c’est pour ce bouquet de fleurs, là…avec la cétoine la en bas :


« Spirale noire,

broyeuse d’élytres et d’os,

chiffonneuse de velours,

faneuse d’espoir.

Tes silences d’épouvante

désiraient aujourd’hui,

la cétoine.»


Tu vois, la mort est égale pour tout, non ? Cette transformation…tout est possible, tu sais ? Les chiens se pissent…non pas dans les froques, parce que, ils n’en non pas…quand on a la trouille, euh…


M.R.            Tiens, voilà une chose qui passe souvent inaperçue, et pourtant qui est d’une fantastique force…


J.P.V.            Ah ! ça oui…


M.R.             « L’étude de pieds en croix »… Elle est extraordinairement forte…Et ça, je ne l’ai jamais vu en gravure, celle-là… Je n’ai jamais vu l’original de cette gravure…


J.P.V.            Ah, bon ?


M.R.            C’est une eau-forte…


J.P.V.            Oui, uniquement eau-forte…


M.R.            Et tu as tiré ça cinquante sur cinquante…C’est fantastique…Est ce qu’il t’en reste de celle-là ?


J.P.V.              Oui.


M.R.              Celle-là, je te la prendrais volontiers. Elle a une force extraordinaire…C’est presque le thème de Goya, c’est assez rare…


J.P.V.            C’est assez violent, c’est Goya et Grünewald


M.R.            On dirait presque que c’est pas le même homme qui a fait ça et ça, tu vois…


J.P.V.            Il faut au début, tu comprends, faire comme un papillon, pour savoir quelle est la fleur la meilleure.


M.R.            Toutes les « tour tuyau »…c’était pas (il baille) ce qu’il y avait de plus fou…


J.P.V.            Tiens, un autre sur le crapaud…T’en veux un autre ?


M.R.         Ouais…


J.P.V.        C’est sur ce crapaud-là, tu vois ? avec le ciel…il est desséché, pauvre vieux, là… 

« Sec,

évapore encore,

à la vie à la mort

sac vide de ce que fut

résidu de toi-même. »


M.R.              Mais, là… Tu es moins hanté par la mort, maintenant…Mais, encore que tu…


J.P.V.            Oh ! ça veut dire qu’elle m’habite de plus en plus…


M.R.            Elle t’habites de plus en plus ?


J.P.V.            Bien évidemment…


M.R.            Donc, t’en parles de moins en moins…


J.P.V.            Ben, bien sûr ! … Tiens, regarde celui-là…Pauvre vieux ! Il était joli ; on en fait des bijoux… quelques fois…regarde… 

« Dans mon corps en tempête,

mes silences m’ont trouvé. »


Moi j’aime beaucoup, je dois dire, une manière très modeste…Je n’ai pas voulu les appeler « poésies », parce que tu vois, j’ai écrit ici : « textes… de Jean-Pierre Velly »… Mais, c’est joli comme phrase : « Dans mon corps en tempête », c’est-à-dire avec toutes les questions, tous les trucs… « Les silences m’ont trouvé »…Patience…


M.R.        Tu n’as pas peur, tu n’as pas peur de la mort, quand même ?! C’est quelque chose qui te…


J.P.V.        Ah, si ! Quand même, on a peur…Oh, boh ! Pas pour moi, non, pas pour moi…


M.R.             Mais quand même, maintenant, tu parais un peu plus serein de ce côté-là…Tu avais une période à un moment donné, presque, une période un peu suicidaire…Et puis maintenant, ça, ça…l’accomplissement, la sérénité…


J.P.V.        Suicidaire…suicidaire…


M.R.            Ah ! Il y avait quelque chose de terrible…il y a quelques années…


J.P.V.        Tiens :

« Parti le soleil,

mon ombre avec » 

(rires); non !

« Parti… le soleil.

Mon ombre, avec »


M.R.            C’est-à-dire le désir, mon ombre, c’est le désir.


J.P.V.            « Le clair que tu es… » (c’est pour un pauvre vieux scorpion qui vit la nuit…)

« Le clair que tu es,

vient du noir qui te manque… »


M.R.             C’est très joli, ça…Très bon comme réduction…Dans une phrase, tu as mis toute la création.


J.P.V.            Ben, oui ! Parce que la je cherchais à dire, avec deux ou trois paroles, le plus de choses possibles…


M.R.            C’est parce que ton œil voit les choses, qu’elles existent.


J.P.V.            Voilà !


M.R.            Sinon … …. Voilà ! C’est très joli…Tiens, alors, ça ! Je les ai pas…Ces deux-là, tu me les donnes, celles ci? Bon, alors, attends, comme c’est pas des œuvres inutiles…


J.P.V.            Un crayon, pas maintenant !


M.R.            Hein ?


J.P.V.            Un crayon, pas maintenant ! Je te mettrai une dédicace très volontiers, Michel…


M.R.            Tu me la mettras toute à l’heure…


J.P.V.            D’accord…


M.R.            Quand tu auras le temps…


J.P.V.            Non, non ! Avant de partir…Une dédicace, ça se mûrit.


M.R.            Tu as raison…


Michel Random demande à voir, à réunir « beaucoup de matériel » (dessins préparatoires) pour « un livre », une monographie qui ne verra jamais le jour. J.P.V. ne répond pas.


M.R.         Tu es partisan que les grandes œuvres, les œuvres très importantes, comme « le Massacre des Innocents », etc. etc., on les place en double page ?


J.P.V.            Oui, pourquoi pas.


La cassette s’interrompt.


J.P.V.    Le rat est « dangereux ». L’homme est bien plus dangereux pour le rat que le rat pour l’homme…Et c’est la vérité. Et alors, si jamais je touche à l’homme et à l’esprit, alors l’homme se rebelle. Bien sûr, nous ne connaissons que notre langage d’homme. Mais les rats ! Ils ont un langage aussi. Ils ont des cris, ils ont des cris différents. Les chats, quand ils sont en amour, ou quand ils attaquent, quand ils défendent leur bifteck, ils ont un langage, eux aussi ! Alors, bien sûr, c’est trop facile de dire : « Ben, oui ! Nous les hommes, on est les plus intelligents ! » Il n’y a que l’homme qui a dit que l’homme était le plus intelligent. On ne comprend pas le langage des singes, on ne comprend pas le langage des animaux, et donc…Qu’est ce qui est valable ? Une société, une ville comme Paris ? Avec ses beaux monuments, à la gloire de l’homme toujours ! Et la plupart du temps des champs de batailles et des morts ! Que l’homme tue l’homme d’une manière régulière, ou alors les rats qui vivent en société, et qui se suicident tous ensemble quand…il y a trop de petits, ou il y a surpopulation ! Alors, je veux savoir ! Qu’est ce que fait l’homme ? Une société parfaite ? Quand tu vois la société des abeilles, ou des guêpes, ou…des fourmis, ou chacun est heureux d’être à sa place - alors que dans nos sociétés, personne n’est heureux d’être à sa place - qu’est ce qui est le plus vrai ? Qu’est ce qui est le plus beau ? Un paradis…le paradis du monde des fourmis ? Ou l’enfer terrestre ? Ben, réponds-moi !


Sonnerie de téléphone, la cassette s’interrompt.


M.R.            (Rires) C’est comme ça…Moi, je n’enregistre que des choses non confidentielles, comme tu vois, là. Mais qui ont trait à la nature profonde des choses. Ça, ça participe du boulot si on veut faire ce livre.


J.P.V.            ça en plus, c’est confidentiel, si tu veux…Si tu vas dire à un homme qu’il est un con, ou une fourmi encore une fois, comme on le disait auparavant, et bien il va te dire : « Moi, un doryphore ? Moi, un doryphore ? … Espèce de con !» (rires) et puis il va te taper sur la gueule parce que tu l’as traité de doryphore.


M.R.        C’est beau cette vision que tu as de…


J.P.V.        Pour moi, c’est la vraie. Je veux dire, c’est le…le...


M.R.        Je mettrais bien ça en exergue, avec quelques phrases des grands sages hindous là-dessus qui sont très très belles.


J.P.V.            C’est la vraie ! Quand tu vois un type, j’sais pas, qu’un blanc se prend…pour supérieur à un noir…Heureusement et malheureusement, il existe le contraire : il y a des noirs qui se croient supérieurs aux blancs. Mais c’est tellement banal, tout ça ! C’est tellement évident, que ça devrait crever les yeux. Il faut dire, attention Michel, qu’un type qui a tout son temps à passer devant le miroir du cuivre, ou comme je disais auparavant, de la toile blanche ou de la feuille blanche, fait relativement rapidement la mesure de cette égalité fondamentale. Hein ? Je veux dire que c’est une chance : le type qui a son chef, qui lui gueule dessus – parce que ce n’est pas seulement un racisme entre noirs et blancs, c’est aussi le racisme également du chef que tu as au-dessus et qui te casse les couilles, parce que sa femme (sonnerie à la porte) lui a cassé les couilles à lui… Il te la casse, ensuite, à toi, qui est son subordonné… Interruption..





 

Cette conversation enregistrée le 12 novembre 1982 (la cassette audio porte une étiquette manuscrite portant cette date) se déroule lors d’un repas au 26, rue Lemercier.

lire le texte de M. Random: quand la nuit devient lumière

lire le texte de Nirjan Corvisieri sur  l’alchimie et Velly

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